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-- Téléchargez Space cake / épisode 03 en PDF --


Tu te souviens de Lisa ? Ta petite fiancée, la première, la toute première. Armé d’une précocité qui te fera cruellement défaut par la suite, tu l’embrassais à l’âge de cinq ou six ans et devant public. C’était sur la plage, une audience d’une dizaine de gosses surexcités, Lisa et toi en position de gladiateurs, chacun à quatre pattes l’un en face de l’autre et prêts à foncer la bouche droit devant, aimantés par un baiser d’un millième de seconde, un smack, provoquant l’hilarité générale. Quel toupet, quelle débauche, la classe. Mais pas du goût de la plus coinços de toutes les monitrices de l’histoire, illico informée par un délateur en tricot, estimant que ce non-baiser méritait vite une sanction, car de la même manière qu’on passe automatiquement du cannabis au trait de coke, vous seriez passés à l’acte sexuel dans la foulée. Lisa et toi avez pris chacun votre fessée avec force invectives. Leçon retenue : smack égal correction, un obstacle dorénavant, du barbelé, une montagne. Il t’a fallu attendre longtemps avant de célébrer ton deuxième baiser, avec la langue cette fois et sur le coup des quinze ou seize. Putain de colonie de vacances, tu triomphais à l’infirmerie et t’endettais sur la plage.
La mono a fait du dégât, peut-être a-t-elle créé toute seule un pétochard du sexe, au moins un timide, pour ce qui est de Lisa, je ne sais pas. L’autre jour, tu me disais que cette raclée inaugurale sur la plage d’Oléron n’avait en rien influé sur ta timidité sexuelle, mais que, plus prosaïquement, tu préférais te préserver. Je repense beaucoup à ta formule : ni donner, ni prendre, seulement garder. Je n’ai même pas osé répondre : Mais garder quoi ? Préserver quoi ? Tu m’as souvent raconté, comme d’autres dresseraient le bilan de leurs conquêtes, les histoires de toutes ces filles t’ayant mis des râteaux. Loin d’en souffrir, tu semblais à chaque fois en tirer une satisfaction obscène, essuyant l’affront avec désinvolture mais non sans rougeur, avant de filer chez toi pour chausser ton casque et y balancer une electro ultra dansante, hymne à un pétard mouillé presque voulu. Tu m’as également dit avoir multiplié les dragues à une époque, inventant n’importe quel prétexte pour aborder la plus inaccessible des meufs de la récré, technique ayant fait un bide total conformément à tes plans, d’autant qu’un timide s’improvisant dragueur est facile à rembarrer. Trente à quarante râteaux par rentrée scolaire te mettaient en joie.
Es-tu si sûr que la fessée balnéaire n’a pas laissé de trace ? C’est ancien, je sais, environ cinquante ans, donc de quoi célébrer un cinquantenaire du cinéma des cinémas, or l’ancienneté des faits est justement ce qui impacte le plus la suite du programme dans ce domaine, tu le sais. Pas étonnant qu’on se retrouve avec un célibataire aux aguets maintenant, quoique, les aguets même pas, on dirait que t’en as rien à foutre. Les rembarrés s’accrochent un peu plus en général, ils discutent, négocient, je ne dis pas qu’ils obtiennent gain de cause mais ils essayent quelque chose. Aucun effort de ton côté, tu préfères commenter orgueilleusement le râteau : Merci de ta franchise, de toute manière on ne va pas ensemble ! Bon d’accord, mais on se demande alors pourquoi t’es venu l’emmerder ? Ton manque d’appétence pour la gaudriole a les fesses encore rouges. Je connais des gens à qui tu pourrais parler de ce problème, dis-toi que la solution n’est pas dans la techno, en tout cas, pas encore. Je repense à ce que tu m’as dit : un jour, tu amènes ta copine, comme quoi il y en a eu, voir 2001 dans un cinéma d’art et essai. La projection déclenche en toi le même choc que d’habitude, tu titubes quand vous vous retrouvez dehors, avec regards dans le vide et indifférence aux choses, aux palots d’usage, par exemple, au verre à prendre au bar du coin en se donnant la main, au point de prendre congé sur le champ avec des : On se rappelle ! Message reçu cinq sur cinq. Et tu prétendras t’être fait larguer. Rembarré, largué, bâché, basé, tu n’as que ces mots à la bouche.
L’aimant dont tu vas nous causer ici n’a lui aucune dette envers quoi que ce soit, parce que son allure métallique, lisse, inerte, ne doit qu’à la force mystérieuse l’animant. Le célèbre monolithe de 2001 a un aspect parallélépipédique de couleur noire, légèrement luisant, à l’opposé des modes décoratives de 1968 lui préférant les couleurs vives et les plexiglas. Clarke voulait que l’objet soit transparent et il le sera dans son livre écrit juste après le scénario original, mais Kubrick a préféré lui donner de la densité, une impénétrable solidité, aussi légère et flottante qu’un aimant, car on se représente toujours cet ustensile en lévitation, parfois au bout de chaînes arrimées à une grue. Dans leur film, il attire tour à tour les primates, la communauté scientifique, l’astronaute solitaire puis finalement la caméra dans l’antépénultième plan. Il les aimante mais les tient aussi à distance, on ne l’approche qu’avec crainte, en tout cas avec mille précautions. Il peut soudainement annuler son effet en inversant les polarités. Plus aucun film n’osera user d’un mécanisme aussi limpide pour aspirer ou repousser son public.
Tes interlocuteurs du jour n’ont pas de prise sur cette paroi, tu le vois dans leurs yeux, aucun ne peut dire : Non, absolument pas, ce film n’est pas un aimant ! De quoi il aurait l’air ? C’est l’avantage de réifier une formule, la faire tenir sur un ustensile. Si tu avais dit que 2001 était un savon, l’effet aurait été le même. La seule issue, pour ceux qui viennent de t’entendre, est d’attendre l’explication, car ils voient un mec très sérieux qui a le pouce levé et le poing ferme, n’ayant pas peur de pérorer devant leurs mines hautement diplômées. Tu tiens la première raison, il en reste sept. Tu vois, on a fait vite. L’important est que ton propos soit vraisemblable, on peut même dire que la vraisemblance sera notre bouclier, restons crédible à tout moment sans avoir à déballer sources et notes de bas de page. Pas d’extravagance ni de mensonges non plus, on dit souvent : Plus c’est gros plus on gobe, pour une embrouille peut-être, pour la drague peut-être aussi, mais pas devant quatre blasés des fumisteries les plus diverses. Avec ceux-là, on n’en rajoute pas, on retire, on soustrait, on ne travestit pas, on les respecte. Et puis, étonner ne veut pas dire filouter, ce que tu avanceras tiendra la route et s’accompagnera d’un accord tacite de leur part car ils estimeront que l’essentiel viendra sûrement un peu plus tard dans le discours. L’intellectuel médiatique t’écoute toujours avec une attention feinte censée te rappeler que tu n’as rien à lui apprendre, il te laissera donc parler. Si on s’arrange tous les deux pour rester vague mais plausible, l’écoute sera captive.
La vraisemblance, parlons-en. 2001 est montré pour la première fois au public américain le 27 septembre 1968. Depuis lors, cinquante années de libertés, de trouvailles, d’audaces, de génie, de folie ont autorisé toutes les réalisations suivantes à s’affranchir du bric-à-brac sixties ayant ébloui le public de l’époque. Soit : des milliers de réalisateurs méticuleux et des dizaines de milliers d’effets spéciaux toujours plus réalistes, des centaines de producteurs ne regardant pas à la dépense, encouragés par les distributeurs se pourléchant par avance des profits engendrés par le genre SF. Des publics toujours plus connaisseurs ont attendu des trucages toujours plus éblouissants, du motion control et du compositing à la pelle, pour y croire et s’y voir, faisant de la science-fiction cinématographique le lieu même du réel augmenté. Tu comprends bien ce que je veux dire : ces publics ont voulu y croire et non pas halluciner.
À chaque fois qu’un film s’est un tant soit peu éloigné de ce réalisme, à coup de cliffhangers exagérément longs ou de super héros indestructibles, il a fait s’évanouir toute possibilité d’égaler 2001 puisque l’opus de Kubrick est lui resté très vraisemblable. Pas une critique de l’époque, pourtant dans l’ensemble assez hostile, n’a osé déboulonner scientifiquement ce spectacle ahurissant : centrifugeuse géante, toilettes en apesanteur avec mode d’emploi inscrit sur la porte, bonbonne quadripode aux ailerons manquants, ordinateur 100% infaillible, etc. Les journalistes ont moqué le contenu, ironisé sur la pompe, mais jamais parlé d’extravagance. Même le public a tenu pour équilibré et vériste un film dont il n’a finalement retenu que la confusion. Pas étonnant que la rumeur ait ensuite attribué le tournage, en studio, de l’authentique premier pas d’un astronaute de la NASA sur la lune à Stanley Kubrick. Aucun nouveau film ne parviendra à faire voyager son public dans une épopée interstellaire avec cet art de la retenue, proche du film pédagogique tels ceux qu’on voit dans les planétariums et avec cette élégance mêlant de belles images à une incompréhension absolue. 2001 c’est la science sans preuves, presque exactement notre projet.
Notre deuxième argument m’inspire une remarque, je te l’expose vite fait. Et si, un jour, le goût commun en cinéma ou tout autre art se polarisait en deux critères, deux camps distincts quasi inconciliables, celui du vraisemblable et celui de l’invraisemblable. D’ordinaire, l’usage veut qu’on ventile genres, styles et esthétiques, par exemple : d’un côté les films commerciaux, de l’autre les intellos incluant l’avant-garde. Mais si la ligne de partage passait entre ce qui est plausible et ce qui est extravagant, alors un film expérimental en super 8 tourné dans un squat serait peut-être à ranger dans la même catégorie que le Duel de Spielberg ou le Benjamin Button de Fincher. Note que ce film, où Brad Pitt naît vieux et rajeunit en vieillissant comme s’il se retrouvait dans la troublante pièce blanche de 2001, est aussi vraisemblable que possible car seule Cate Blanchett paraît être informée de son évolution à rebours. Les Oiseaux de Hitchcock sont aussi crédibles dans leur pétage de plombs que les combats délirants vus dans Inception qui ne sont que des rêves assumés. A côté, ceux des films de John Woo ou le bâclage de Transformers sont purs infantilismes. Ainsi, je verrais bien deux esthétiques s’opposer chez les historiens de demain et évidemment 2001 figurerait dans la même colonne que le très réaliste Chelsea Girls de Warhol. Imagine aussi les tableaux de Nicolas Poussin classés avec Quatre amants dans l’placard et les livres de Vian d’un côté, celui de l’invraisemblance évidemment, L’amour fou de Breton avec les monochromes de Klein et le Commissaire Moulin de l’autre.
Tu me l’as dit toi-même, les années soixante sont celles d’une reconquête de la réalité crue, du dirty, alors qu’on n’en retient rétrospectivement que les délires utopiques et leur immanquable désillusion. Il faut relire les livres de l’époque, même revoir les films new-yorkais, parisiens ou tokyoïtes pour y retrouver l’obsession, la seule obsession : vouloir élucider la complexité ambiante, montrer ce qu’on cachait sous un voile pudique, défaire l’emballage des apparences. Les passants se sont mis à parler vrai devant les objectifs, les acteurs les ont imités, on a entendu des foutre et des fuck au micro, on a vu des seins et des culs, la société a commencé lentement à se déniaiser. Pour pouvoir délirer massivement, il fallait d’abord transgresser, arborer le naturel et dépoussiérer. J’ajoute que notre époque ignore ce travail de sape vu que plus rien de cru ne semble à exhiber, le sensationnel a donc repris la main, le retour à l’ordre réactionnaire peut à nouveau drainer dans son sillage force zombies ou super pouvoirs.
2001 est le vrai film emblématique des années soixante. Pourquoi ? Parce que rien ne ressemble moins à son époque que ce film-là. À l’instar de Woodstock, par exemple, le film de Michael Wadleigh tourné durant le festival de l’été 1969 et montré l’année suivante au public. Film phare de 1970, docu émotionnel et didactique de l’esprit flower power, de toute une jeunesse instaurant la gratuité et la nudité sans complexes. On y voyait les gosses de l’Amérique puritaine soudain maculés d’une totale dilatation des libertés, d’un laisser-faire sans dégâts, burnout joyeux de toute une société. Pourtant, lorsque les spectateurs posent leur moule-boules pattes d’eph sur les fauteuils des salles de ciné, il n’est pas exagéré de dire que leur société à eux n’a déjà plus rien à voir avec celle montrée dans le film. Les 1967 et 1968 et même 1969 sont nettement dans le rétro, l’affaire est pliée, la révolte remisée, les hippies californiens commencent à focaliser sur les circuits intégrés et la France a parqué ses agitateurs sur le campus de Vincennes. L’électrisant Woodstock est juste le film décalé de l’époque, par conséquent son film, exactement comme l’urinoir de Duchamp est l’œuvre emblématique de 1917 et Sur la route de Kerouac celle de 1957.
Il n’y a qu’un point sur lequel 2001 reste synchrone avec le contexte. En 1968, très peu de choses ont réellement changé, la mappemonde regorge encore de dictatures, de républiques bananières, de régimes totalitaires et de code Hays sauce locale. On libéralise autant qu’on persécute et le cinéma est à cet égard sous haute surveillance. Le film de Kubrick est pourtant le seul qui puisse passer allègrement toutes les frontières donc toutes les censures. S’il est doucettement américanophile, il n’est pas antisoviétique, par exemple. Du reste, 2001 pourrait tout à fait être une production de la Mosfilm, à charge de remplacer Hilton par Intourist, Nasa par Soyouz et changer un drapeau plus deux trois écussons. Ni le sexe, ni la violence, ni la politique, ni l’allusion philosophique n’ont pu poser problème au Politburo à l’époque. Notre film fut globalement présentable. Il en irait de même aujourd’hui où sévissent pourtant les plus archaïques censures culturelles : les femmes y circulent librement dans les vaisseaux mais leurs cheveux sont coincés dans des bonnets ou plaqués, nul décolleté, pas de baiser, ni de discussion relative à un baiser, pas plus de phéromones dans cette fiction qu’à Cape Canaveral, mais autant de testostérone. Sur quel prétexte des mollahs refuseraient-ils un visa d’exploitation à ce film ? C’est à la fois l’œuvre la plus fréquentable, la plus transfrontalière et la plus opaque de l’histoire.
Tes quatre acolytes rétorqueront sûrement qu’un film explicite souffre généralement de la censure alors qu’un film énigmatique y échappe. Rien de plus faux. Un régime fort et implacable déteste l’équivoque, l’opacité d’une œuvre est perçue comme un appel à l’insurrection ou du moins à une forme de relâchement. Le coup de maître de Clarke et Kubrick est d’avoir associé ce flou à la science-fiction, ce qui est encore complètement synchrone puisque, par définition, on ne sait pas de quoi doit être faite la science-fiction. Le dictateur confortablement installé dans sa salle de projection ne s’inquiétera pas du chaos sémantique final de 2001 puisque c’est de la SF. Dave Bowman aux commandes de sa capsule aux petits bras dérisoires fonce vers son idéal sans réfléchir, s’embourbe dans un champ d’émulsions chimiques, puis se pose dans une suite cinq étoiles où il n’est ni client ni serveur et les deux à la fois, où est le problème ? De plus, ce même dictateur se régalerait sûrement du clin d’œil à sa puissance puérile incarnée par un fœtus régnant sur les spectateurs.
Notre chef d’œuvre d’hermétisme n’a dérangé personne car c’était de la science-fiction, il ne dérange personne car il est aussi le film emblématique de 1968 et il ne dérangera personne puisque cette époque est révolue. On le sait, l’héritage subversif du mai parisien des étudiants est nul dorénavant, il a fauté, s’est dévoyé, on en rirait volontiers s’il ne produisait encore d’irréductibles marxistes s’acharnant à mettre des bâtons dans les roues aux réformes économiques. C’était une simple poussée de boutons, peut-être nécessaire, espèce d’acné juvénile d’une génération en plein boost qui a craché dans la soupe le temps d’un Scopitone. La NASA le savait quand son Armstrong a posé le pied sur un océan de tranquillité, la MGM aussi quand sa pellicule sidérale a atterri dans les drive-in : pliée rangée l’émancipation sexuelle, basta les drogues, l’élevage de brebis, les guitares sèches, oubliées les révolutions gâchées, bonjour les étoiles scintillantes et les vaisseaux spatiaux aimantés. 2001 a soldé le bazar révolutionnaire dans sa lessiveuse en orbite, il venait d’inventer le nouvel LSD des blasés, l’amphet’ du retour à l’ordre et de la réinsertion. Quel space opera réussira à rejouer, à ce point, son rôle de sas de décompression ? Quel blockbuster passera pour plus javellisant ? Et quel film indépendant, peut-être transgressif, se fera passer pour plus abscons ? Pas un seul. Quelle que soit la tune investie ou l’audace de son équipe de tournage.
Si 2001 est le film le plus dégagé de l’histoire il en est aussi curieusement le plus engagé, le seul film lanceur d’alerte avant la lettre. Il nous prévient qu’une caste de happy few satellisés, habillée en costards ou en combinaisons slim, se fera des politesses dans des roues de hamster tandis qu’une génération de nouveaux ordinateurs ourdira un complot contre eux. La lutte ne sera plus entre exploiteurs et exploités mais entre programmateurs et programmés. Clarke et Kubrick ont annoncé, contre toute attente, le repli des hippies tricoteurs du Haight en direction de Palo Alto pour y bricoler des claviers nouvelles technos. À l’inverse, les Blade Runner et les Matrix ne nous ont rien appris qu’on ne savait déjà, on n’a pas eu à troquer un sarouel en lin pour un pantalon à pinces casual. Le next gen de l’époque, gavé d’idéalisme mais déjà reformaté, a vu qu’un os de tapir pouvait se transformer en un vaisseau spatial en une fraction de seconde, un peu plus synthétique qu’un discours de Mao à la tribune, non ?
Et deux, qui font quatre.

 

à suivre…..

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