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Tu te souviens de Sylvain, ton ami laotien rencontré au collège ? Comment avait-il trouvé l’assurance de te parler ? Toi qui paraissais si intégré, cartable et matériel scolaire au complet, levant le doigt une fois par cours, non pour donner une réponse, mais pour poser une question pertinente gage d’une bonne appréciation au conseil de classe. Lui n’avait ni questions ni réponses, son mutisme étonnait jusqu’à ses camarades de classe. Il avait bâti une muraille invisible autour de lui, une coquille censée aussi l’isoler d’une famille adoptive ultra violente avec père en prison et fils dealers. Choisi parmi plusieurs enfants rescapés en attente d’adoption, choyé dans sa famille d’accueil au début donc soulagé du poids de l’errance, il sera cruellement confronté à une tornade d’ennuis judiciaires et autres irruptions de la police à domicile. Pourquoi restait-il si effacé, si sage, pourquoi n’était-il pas turbulent comme ses nouveaux frères ? Sa mère était bien la seule à s’en féliciter. Elle avait adopté et importé le seul gosse sans histoires sous leur toit. Il parlait peu, voire pas du tout, sentant bien que ce serait sa seule défense. Comment pouvait-il avoir osé t’approcher, toi le raconteur d’histoires rocambolesques qui distribuais les rôles à la récré pour renforcer l’estime de tes potes ? Sylvain échangeait disques, cassettes et soluces avec le troubadour local, tu ne lui apportais que du bon et lui pareil.
C’est bien ce revolver qui vous a inversement plongés dans un marasme sans issue. Il n’y a qu’un ado de quinze ans pour imaginer quoi faire de cet objet brutal, interdit. Tu voulais faire peur, vous vouliez terroriser, ce que Sylvain n’avait jamais pu faire, comme deux gamins trop sages soudain prêts à prouver le contraire. Tu accuseras plus tard un film diffusé sous le manteau où deux brigands, une femme et un homme cagoulés, s’introduisent armés dans un pavillon, détroussent les occupants puis en profitent pour baiser avec leurs victimes soudainement très consentantes. Tu l’accuseras d’être votre détonateur surfant sur l’idée saugrenue que toute délinquance juvénile s’appuie sur un modèle cinématographique ou vidéoludique, tirade classique et trop commode dans votre cas. Curieux petit porno soft où tous les protagonistes saisissent l’occasion de copuler en mode échangiste alors que la terreur est à son comble, qui vous a troublés au point de vouloir en explorer la vraisemblance.
Tu m’as dit que ce fut là ton premier vrai vertige, avec y compris un évanouissement à la clef, main portée au front comme dans les films, Sylvain te réceptionnant dans ses bras. Un médecin fut appelé tandis que ton ami jugea utile de jeter la cassette dans une poubelle de rue avant sa venue. Tu m’as dit avoir vacillé comme pour marquer, par un rite de passage, ton entrée dans un processus subversif et dangereux. La scène suivante a consisté à extraire l’arme cachée dans une valise au grenier. C’était ton immense secret et on sentait tout de suite ce qui se transformait en toi lorsque tu prenais cet objet dans tes mains, fascination et peur se mêlaient à un sentiment de puissance. Vous vous passiez le Beretta 92 avec mille précautions comme s’il était chargé, or tu garantissais à Sylvain que les munitions étaient à part. Putain, mais c’est lourd ! T’es sûr que c’est vide ? Oui, je l’ai déjà testé au garage ! Tu l’as essayé, sérieux ? Il y avait un silencieux avec ! Un silencieux ? Regarde, tu vois l’encoche là, au bout du canon, tu visses dessus, tac ! Il est où ? Je l’ai planqué ! Et le dialogue dura une bonne heure, tel un conseil de classe, jusqu’à ce que tu présentes ton plan à ton complice : une vengeance, un truc que tu rêvais de faire depuis longtemps et que cet instrument te permettrait de réaliser.
Si on fait équipe devant ces quatre intellectuels abasourdis par ta verve, ce n’est pas parce que je t’imagine incapable de leur tenir tête tout seul mais je sais, comme personne, élaborer une thèse complexe à partir d’une masse d’informations imaginaires. Ton souffleur est un sophiste, un snob ou un imposteur selon les appellations, sauf qu’on ne m’entend pas. Le rôle que je tiens à tes côtés vise à balayer les scrupules des sans-grades, de tous ceux qui ne se sentent pas autorisés à la ramener devant public simplement parce qu’on leur a dit que réfléchir c’était d’abord s’informer. Non, réfléchir c’est aussi parler. On nous dira que cette vérité nous vient des médias où l’usage courant est de tendre le micro à n’importe qui pour entendre n’importe quoi, mais personne ne dit réellement n’importe quoi, aucun passant n’est seul à réfléchir, à exprimer une opinion, toute expression est collective. Nous parlons à deux donc sommes deux fois plus intelligents qu’un expert figé dans ses certitudes d’expert, agrippé à ses filtres et ses chiffres qui ne font que l’isoler. Il n’y a aucun avantage à avoir pondu cinq ou six livres dans une spécialité quand on se retrouve tout seul à défendre ses positions. La donne a résolument changé depuis que le savoir en est ligne. L’expert est au mieux un porte-parole, sinon il débloque, en tout cas il est systématiquement suspecté.
Parler beaucoup à partir de peu est ma spécialité, une spécialité familiale même, que je tiens de ma maman experte en la matière. L’art de trouver une cohérence entre trois éléments absolument disparates ne s’apprend pas, on l’a ou on ne l’a pas. J’ai vu des compositeurs importants de la scène musicale contemporaine lui soumettre des énigmes acoustiques résolues en trois minutes chrono devant leurs mines admiratives. Ma mère ne connaissait pas la musique mais la solution aux problèmes, oui. Le propre d’un esprit vivace est de tâtonner, de tester des trucs, de résoudre, pas de se laisser intimider par un corpus obligatoire. On n’attendait pas une moue dubitative de ma mère quand une question lui était posée et on s’étonnait toujours de l’originalité de sa réponse nourrie par une intense réflexion de deux ou trois minutes. Des solutions spontanées, il y en avait pour tous ceux qui étaient en demande : politiciens, syndicalistes, romanciers et enfants. Son mobile sonnait comme le standard de la mairie car beaucoup se refusaient à prendre une décision importante avant d’avoir eu son avis. Un gosse qui voit sa mère dotée d’un tel prestige relativise vite la spécialisation.
Toi et moi sommes peut-être des indigents, mais peut-être seulement. Nous verrons qui va la ramener après avoir entendu notre huitième argument. Tu sais faire des phrases et mettre le ton, j’avoue même que c’est impressionnant à regarder. Nous sommes des bricoleurs de génie, je te dis, la créativité avant la légitimité. Ce qui ne nous empêche pas d’admirer sincèrement les érudits, on n’a jamais dit qu’on les méprisait, très beaux la science, la culture, les séminaires et les doctorats, belles sont les heures plongées dans les livres annotés à tour de bras, les colloques et les cours magistraux, beaux sont ces agrégés citant abondamment leurs sources, nous ne critiquons aucunement la sueur du savoir. Seulement, nous sommes les premiers à ricaner devant un pékin prompt à citer par cœur une phrase extraite d’un livre de philo sans en comprendre un traître mot. C’est tellement fréquent. Même toi tu sais y faire, on connaît ta propension à citer des titres d’ouvrages dont tu n’as pas lu une seule ligne. Mais chez toi, je sais pas, cette parure prend des allures de performance sportive car elle exige une mémoire ahurissante et surtout une impeccable gestion des stocks : noms d’auteurs, titres d’ouvrages, tu retiens leur date de parution, tu répartis par pays, genres, disciplines, tu colles l’ensemble dans un tableau synoptique arpenté sans efforts. Il suffit qu’on te dise : Tagore, par exemple, tu cites tous les livres de l’auteur indien et tu demandes, à qui le peut, d’orthographier sans faute son prénom sur le champ. Tu n’as encore jamais rencontré quiconque qui ait osé dire : mais tu les as lus au moins ?
Et puis, tu brouilles les pistes facilement parce que tu es entraîné à brouiller une formidable piste, la seule même, celle menant à cette petite délinquance à main armée qui n’a jamais été piégée. L’escamotage fut dur et long mais le résultat est là : curateur d’exposition, un peu artiste, en tout cas maître d’œuvre, très classe, pas donné à n’importe qui. Tu m’as dit avoir quand même beaucoup emmagasiné avant d’en arriver là : des notices, des résumés, des tableaux chronologiques et des abécédaires, avec une appétence pour les beaux-arts et leur capacité à forcer le respect. Il n’y avait semble-t-il que toi pour être allé près de deux cents fois au Louvre en payant l’entrée plein pot à chaque nouvelle visite, considérant que tout abonnement risquait de te faire lâcher l’affaire. Deux cents tickets achetés, t’es vraiment complètement barge, hors de question de resquiller le moindre petit avantage, tel fut ton sacerdoce initiatique. Il paraît que tu sais, encore aujourd’hui, où se trouvent chaque toile, chaque émail, chaque plâtre et dans quelle salle. Deux cents, je me demande de quel prestige se pare ce chiffre à tes yeux ? Tant qu’on y était, on aurait presque pu trouver deux cents raisons pour la défense de 2001, il fallait me demander. Il t’a donc suffi d’empiler les visites sur zone comme sur écran : Mona Lisa 353 M de vues, le Portrait de Jean II le Bon 1164 vues, d’attendre patiemment ton tour dans la file, de scanner à répétition châssis et cartels pour prétendre à une patente d’historien de l’art. Puis la coiffer d’une jolie hypothèse perso sur la présence plus que présente des peintures pour bluffer complètement qui voudrait t’écouter. Cette hypothèse est probablement la plus belle chose que tu m’aies dite. Je t’expliquais que moi aussi j’avais vu beaucoup de tableaux mais reproduits dans des ouvrages d’art, ce qui me semblait valoir beaucoup mieux qu’une bousculade au musée et les reflets gênants sur les vernis. Tu m’as répondu que j’avais raison, dans un sens, du moins que tu comprenais mon exigence, mais que c’était tout autre chose qui se jouait devant l’original : on ne venait pas le voir mais, à l’inverse, se montrer à lui. Formule énigmatique à laquelle je repense à chaque fois que je me trouve devant une toile, j’ai adoré.
Avec toi, on a donc un jeune conteur de colonies de vacances devenu passagèrement voyou, puis amateur d’art, puis montreur de processus numériques. Aucune des quatre fonctions ne prépare la suivante ni n’explique la précédente. Tu as fait du beau boulot, vraiment. Personne ne peut imaginer notre curateur échangeant avec un philosophe en train de coller un Beretta 92 sur la joue d’un récalcitrant en robe de chambre. Tiens, à propos, comment s’appelle ce philosophe parisien qui a fait des braquages étant plus jeune ? J’ai son nom sur le bout de la langue, il a beaucoup écrit sur le numérique lui aussi, merde, c’est qui déjà ? Passons. Qui pourrait soupçonner en toi cette brutalité se déchaînant dans l’obscurité d’un soir de banlieue ? Si tu n’as pas l’air efféminé ni même maniéré, tu es loin d’exsuder la pègre, pas de vilaines manières non plus, ton éducation, disons ta rééducation, a été complète. Cette manière d’étirer tes phrases, de prononcer les mots les uns après les autres avec force sourires et airs graves est éloquente. Peut-être qu’un bon observateur verrait quelque chose dans la nervosité non feinte de tous tes petits gestes, trop pressés de saisir, de lâcher, de tendre. Ton regard bleu acier n’arrive pas complètement à refouler ce qu’il a vu et fait subir. Fort heureusement personne ne se doute de rien.
Alors que moi, évidemment, cette fièvre je la vois et je la sais, j’entrevois même un appel au secours, nous sommes précisément en train d’y travailler, ensemble. L’avantage est que l’intimité est totale et notre parcours intellectuel très ressemblant. Moi et mes petites études convenables n’ayant mené qu’à une licence d’arts plastiques péniblement acquise, sinon un cursus d’authentique autodidacte, comme toi. Une seule différence de taille, peut-être : je me demande si tu as entendu parler de la lutte des classes. Tu ne parles pratiquement jamais de politique. Et puis, tu la placerais où dans tes tableaux chronologiques ? Parce que pour moi, c’est pas rien. Dès que j’ai eu l’âge d’articuler un raisonnement propre, il s’est teinté d’une coloration insurrectionnelle qui sidérait mes instits. Je me souviens avoir dessiné des milliers de drapeaux rouges que mes parents saluaient d’un rire vaguement inquiet quand je les leur montrais. Personne ne me poussait à ce zèle ouvriériste à la maison mais l’intuition m’avait vite fait comprendre quel parti en tirer. Car il y a au moins un point sur lequel le prolétariat l’a gagnée, cette mythique lutte des classes : l’éducation. Pas celle des écoles républicaines, celle captée à domicile, apte à évacuer tout complexe de classe. Un gosse de militants est une véritable machine à gagner, hors le système économique, attention, il n’y a plus rien à gagner sur les marchés de toute façon, je veux dire une machine à gagner en société. J’ai retrouvé récemment les cartes postales que j’envoyais à mes parents depuis les colonies de vacances où je régnais déjà avec mes histoires truculentes : écriture impeccable, plutôt ampoulée, même d’une préciosité risible, en tout cas irréprochable, zéro faute, quelques belles tournures. Je cherchais à me mettre à niveau pour montrer combien la nouvelle doxa du fils d’ouvrier lettré avait été assimilée. On m’avait aussi appris à ne jamais avoir honte de ce que je disais devant l’instituteur, le principal, le patron et la foule, le vocabulaire suivrait la véracité du propos comme par capillarité, à charge de l’augmenter de tournures préfabriquées mélangeant capitalisme avec aliénation ou sens de l’histoire avec marchandisation.
Fils de militants communistes égale cultivé, à sa manière et avec la manière, intellectuel organique comme disait Gramsci. Et si on est branleur, qu’on traîne à l’école, il reste la confiance en ses idées qui n’est rien d’autre que la confiance en soi. C’est énorme d’être décomplexé surtout quand on est complexé, je veux dire physiquement. Avoir douze ans et discuter avec les instits à la récré, zéro problème, prendre la parole en montant sur la table, zéro problème, faire des phrases au futur antérieur, c’était à portée aussi. Ma formation continue était à la maison, devant le journal TV, en feuilletant le journal papier, il suffisait d’écouter. Beaucoup plus que de simples épigones de la cause ouvrière, mes parents étaient ouverts, libéraux et pédagogues. Élever le ton sur leur fiston était un drame, lever la main on y pensait même pas. Ce n’était pourtant pas à l’école du parti qu’on leur avait enseigné ces manières new school. Ils avaient un don pour la bonté éducative, je ne vois pas d’autre explication. Quel penseur a dit : La bonté est la forme supérieure de l’intelligence ? Chaque repas du soir devant la télé célébrait notre sens critique apte à déjouer les pièges de l’information et j’avais la parole autant que je le voulais. Mon seul vrai cursus peut donc se résumer ainsi : c’est l’histoire d’un maçon futur politicien marié à une secrétaire de direction future éminence culturelle qui se sont rencontrés par l’entremise d’une réunion de cellule du département de la Seine et ont devancé les mutations pédagogiques de 1968 dans un immeuble HLM de la banlieue parisienne. Eux mes maîtres et moi l’élève.
S’il y a une école du parti, elle se trouve dans cette certitude que la classe ouvrière a tout à apprendre à la bourgeoise sur le plan politique autant que sur le plan culturel. Éclaireurs des temps nouveaux et boussoles populaires, nous étions comme les geeks de la Silicon Valley raillant aujourd’hui le capitalisme industriel croulant. Les bourgeois s’étaient embourbés dans un savoir obsolète tandis qu’ouvriers et paysans exsudions l’avant-garde et le progrès scientifique. Puisque la conquête du savoir courant n’était ni interdite ni inaccessible, on y allait. S’agissant de la géopolitique ou de la littérature ou du cinéma, alors là c’était juste la récré, le gamin en marcel qui fustigeait la trahison d’un Sakharov en ramassant ses billes dans la cour de l’école ne pouvait qu’humilier ses confrères à l’âge adulte. Telle est mon armure. Je suis peut-être un peu barge du coup, mais pas complètement cinglé. Regarde nos potes bombardés aux méthodes Freinet, huilés à l’École alsacienne, qui carburent maintenant au fix d’héro ou au jaja, si seulement ils avaient pu avoir des parents comme les miens.

 

à suivre…..             

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