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-- Téléchargez Space cake / épisode 01 en PDF --


Tu te souviens de Coralie ? La gamine ingérable, ultra violente, balafrant à tour de bras, la psychopathe qu’on avait collée à l’infirmerie de la colonie de vacances parce qu’on ne savait plus où la mettre, l’infirmerie avait aussi volée en éclats, seringues plantées dans les murs, flacons baignant dans leur jus, pansement déroulé au kilomètre, le refuge sanitaire transformé en zone de non-droit.
Les monos se demandaient quoi faire : l’attacher au lit ou la renvoyer illico presto dans sa famille ? Non, il fallait prendre le temps de lui parler, si possible de la soumettre. Pas simple de la réexpédier par transport au nom de sa dangerosité, une colo n’est pas un camp disciplinaire, ici on dialogue, les encadrants sont formés pour, leur patience contractuelle néglige l’exposition aux risques. Mais là, il fallait tout de même esquiver un tensiomètre qui vole, des radios tournoyant comme des frisbees, se prendre une étagère à roulettes transformée en tank, le tout dans un mélange de vacarme métallique et de mutisme car la gamine ne hurlait pas, ni n’accompagnait ses assauts du moindre gémissement.
Notre infirmière ne préconisait qu’une parade : la dope. On lui administrait un calmant en la ceinturant à deux ou trois, ce qui n’allait pas sans de houleuses discussions sur le dégoût suscité par de telles pratiques. Seule la tigresse semblait s’en accommoder et supporter ce traitement de choc après s’être mollement débattue, attendant son fix comme une délivrance.
Un jour, profitant d’une accalmie, ils ont ajouté un gamin fragile sur zone, avec une fièvre légère, un rien. C’était toi, tu te souviens ? La fièvre d’un vacancier supposait qu’on l’isole, les épidémies progressant vite sous les tentes. La tienne était pourtant imaginaire, comme souvent, somatique sans aucun doute, or le seul thermomètre qui avait échappé à l’ouragan Coralie indiquait de la température. Un rien, aussi nul que leur précaution sanitaire, car comment avait-on pu flanquer un compagnon de chambrée à cette folle furieuse ?
Personne n’imaginait alors que tu disposais de l’autre médicament miracle : tes histoires à dormir debout, encore plus efficaces que la piquouse. Toute la colo connaissait pourtant ton habileté à tenir en haleine tes camarades accrochés aux draps à l’heure de dormir, l’obscurité se peuplant de monstres drolatiques mais terrifiants pour une imagination cherchant à glisser progressivement vers le sommeil. Le plus souvent, il s’agissait juste d’un récit enjolivé de la journée qui te permettait d’insérer tes potes dans ton histoire, chacun attendait patiemment son rôle et était pris d’un fou rire quand il s’entendait se dépêtrer d’une situation à coups d’uppercuts et de balayages.
Tu allais importer cette astuce dans la zone de combat et elle suffirait à figer les assauts de ta nouvelle voisine de lit. Coralie n’avait qu’à se laisser aller, les bras croisés sous le menton, attendre d’entrer dans ton épopée, en héroïne. Elle s’entendait conduire un tracteur en wheeling dans un zoo frappé par la tempête, ouvrir une à une toutes les cages puis chevaucher un tigre, etc. La tornade psychotique de la veille, prête à recommencer son foutoir dès les premières lueurs du jour, se muait en petite fille attentive et hilare.
Les monos te demandaient : mais tu lui racontes quoi ? Trois fois rien, des histoires de gosse bricolées avec des trucs débiles, presque sans début ni fin, un conte bâclé en deux minutes chrono. Reste qu’elle kiffait dorénavant son conteur particulier au point qu’on te l’aurait bien confiée le restant du séjour puisque le calme régnait sur une infirmerie dont tu devenais le garant.
Cet exil sur zone ne t’a pas déplu : tu disposais d’un lit souple dans un bâti en dur, distrayais une fille complexe qui raffolait de ton bagout, te rapprochais de la direction du camp et d’une infirmière attentionnée secouant son thermomètre sans conviction. La planque rêvée pour un gosse fragile qui abhorrait les ballades obligées dans les fougères et les veillées aux chansons chiantes. Tu narrais façon Living Theater dans une odeur d’alcool à 60° pour qu’on te foute la paix.

 

 

Un roman est une histoire que raconte un personnage aux autres personnages.
Philip K. Dick

 

 

On va refaire la même chose.
Ton esbroufe nous servira aujourd’hui à convaincre, pas séduire, seulement convaincre. Cette fois, pas besoin d’impliquer tes auditeurs dans le récit, inutile de les caresser dans le sens du poil, tu as quelque chose à leur dire qui ne va pas de soi. Abrutis-les, déroute-les, je me charge du contenu, tu es mon interprète, moi le souffleur et toi l’acteur. Ta voix est assez belle, un rien nasillarde mais quand même tonique, mes idées y trouveront la teneur dont elles ont besoin. Nous allons déconcerter grâce à ton art si singulier de raconter des histoires extravagantes qui fonctionnent. Je te garantis que personne ne contestera notre thèse aussi baroque soit-elle. Sans exagérer, je peux affirmer que cette joute oratoire est gagnée d’avance, même s’il nous faut réussir à scotcher quatre personnages incontournables de la scène intellectuelle européenne qui nous font face et nous écoutent.
Si tu acceptes cette mission inconfortable, en tout cas pas dans tes habitudes puisque là c’est moi qui donnerai le ton, on fera œuvre utile, vraiment. Si c’est non, je l’accepte à ta place, ne crains rien, j’insiste, tu risques quoi dans l’affaire ? Nous sommes adultes et avons deux trois références, un pedigree même, donc on se fout des coupeurs de cheveux en quatre. Ton statut d’agent culturel est attesté, il te reste à bluffer les meilleurs d’entre tes collègues à coup de déclarations intempestives car on n’avance dans ce milieu qu’à cette condition. Quand une occasion comme celle-là se présente il n’y a pas à hésiter. Un blanc dans la conversation et bim, tu envoies ta première strophe, la nôtre. Tu verras, ils se figeront dans une espèce de stupeur, ils soupèseront chacune de tes paroles parce que l’oralité mobilise toutes les attentions, tu seras seul aux commandes, une fois de plus. Allez.
La scène se déroule dans un cocktail, plutôt un vernissage, un groupe de cinq personnes disposées en cercle, dont toi. Tout autour, des visiteurs cherchant à s’inscrire dans les discussions des petits groupes qui collent au buffet tandis que le tien affiche complet. Vous échangez des amabilités et des vannes depuis dix bonnes minutes, trois à tenir un verre en main, les deux autres semblent n’avoir hypocritement soif que du regard des curieux. Vous êtes intimidants, surtout eux quatre, leurs noms sont prononcés en sourdine par ceux qui espèrent attirer leur attention en les montrant du doigt. Tu te trouves donc dans le cercle des importants, ton blanc cass, bu aux trois quarts, t’étourdit doucement et t’affranchit d’une timidité qui te rend ordinairement incapable d’entamer une discussion à plusieurs sans trembler. La tranche de cake dont tu viens de te saisir de l’autre main donne le signal de notre petit happening théâtral : tu vas parler.
Ton public n’est plus une chambrée, il serait idiot de rouler des mécaniques en mode : je suis le conteur du soir, laissez-vous aller. Ces quatre fantastiques sont des prescripteurs réputés, ordinairement on les écoute eux d’abord et on frémit d’avoir à les reprendre, mais surtout, ce sont des adultes rodés à toute forme de palabres, d’effets de manche et autres maïeutiques de comptoir. Souviens-toi que les ados ont commencé à ne plus écouter tes comptines enivrantes quand ils n’ont pas exigé que tu la mettes en veilleuse à vingt-trois heures passées de cinq minutes. Pourtant personne n’ignore que jouer des coudes en société revient d’abord à se faire entendre. N’importe quel porte-flingue, n’importe quel lascar ne dégaine qu’après avoir apostrophé, charrié puis finalement insulté sa victime. L’oralité implique toujours une forme de violence, il y a ceux qui parlent et ceux qui se taisent.
Le combat se gagne toutefois en plusieurs manches. Du reste, les beaux parleurs savent qu’on les guette au tournant et se hâtent de changer de public quand ils sentent le vent tourner. Seuls quelques rares gourous savent captiver puis embrigader, j’en ai vu quitter un dîner mis en coupe réglée sans avoir trouvé le moindre contradicteur quel que soit le sujet abordé. C’est le défi que tu dois relever ce soir. Tu devras te faire passer pour un spécialiste sans spécialité, champion des causes négligées, un embobineur de première. Souviens-toi de toutes ces soirées conviviales où des donneurs de leçon, assis sur le rebord du canapé et parlant fort, semblaient n’avoir été invités que pour déplier d’interminables rhétoriques devant des captifs n’osant rien dire. Toi tu osais, insoumis chronique, tu trépignais d’impatience avant d’allumer ta mèche : c’est pas faux ! Le compliment poli était le prélude à un enchaînement explosif car la tiédeur de ta propre formule avait bizarrement quelque chose d’humiliant pour toi. Tu étais et tu restes timide mais pas tiède du tout. Embrayant sans qu’on t’ait rien demandé, tu t’excitais tout seul, déployant un éventail d’arguments bidons en vue d’exaspérer l’imposteur, votre échange prenait des allures de lutte au couteau puisque tu assénais aussi quelques insultes décourageant toute conciliation. Véhément, hystérique, tu paraissais même fort physiquement, on te sentait capable de taper, de renverser les meubles, de hurler un manche à la main, donc personne n’en rajoutait.
À l’inverse, c’est toi, ce soir, qui vas devoir jouer les hâbleurs, on verra comment eux réagissent. Oublié le conteur pour enfants ou l’ado devenu violent, te voilà mature. N’aie pas peur de te montrer un rien agressif, au besoin, mais sans colère cette fois, il faut rester dans les cordes, ici on ne crie pas. À toi de trouver le bon dosage entre le persuasif et le vindicatif, domine-toi, ne te laisse pas embarquer par l’émotion, tu ne les impressionnerais pas. Quand j’y repense, comment le charismatique raconteur d’histoires a pu évoluer vers cette violence arrivée à l’adolescence ? Qui t’a donc appris à abuser de ta voix tonitruante quand une discussion tourne à l’aigre ? Tu as figé un bar de nuit et ses serveurs après une altercation avec un client, cinquante personnes tournées vers toi sans un mot, écoutant ta prose, comme dans un film, tu te souviens ? Si tu refaisais un coup comme celui-là dans ton expo ce serait la fermeture directe, tu pourrais courir après les articles et les financements. Ce serait trop con de gâcher la fête. Supporter la contradiction s’apprend aussi, tu sais, on ne cherche pas automatiquement à te dominer, ni à te soumettre quand on n’est pas d’accord avec toi. Rappelle-toi que le seul remède à tes vociférations était de surprendre ton orgueil, exactement comme tu le faisais pour le compte de tes petits camarades campeurs ou Coralie, en te citant en début de phrase, en exergue, moyennant une formule du genre : comme tu le disais très justement l’autre soir ! Là, le contradicteur pouvait dérouler tranquille durant dix bonnes minutes devant ta mine rouge de colère mais comme domptée.
N’oublie pas d’importer cette astuce à ton profit ce soir car tes quatre auditeurs l’attendent pour leur compte, pense à les citer, ils pourraient se vexer en cas contraire, on n’achètera leur silence qu’à ce prix. Avec eux, prépare-toi à jouer dans une toute nouvelle catégorie, ce sont des cracks, tu dois faire des manières, cajoler leur prestige médiatique. Mentionne-les, même oppose-les au besoin, fais-leur comprendre à quel point leur présence t’a semblé indispensable en ce lieu. Tu les as googlelisés, tu ne peux évidemment pas le leur dire, surtout parce que tu es censé les avoir lus. Slavoj est philosophe, essayiste, ne rechignant pas à débattre sur les plateaux télé à coups de calembours sur la lutte des classes, sinon cinéphile obsessionnel comme tous les néo-intellectuels et souvent à Paris ; Julia est psychiatre, linguiste réputée, romancière discrète, pas bavarde, mais polygraphe ; Natacha est journaliste, issue d’un milieu médical, très écoutée et redoutée, la douceur de ses traits contraste avec son franc-parler à réaction ; Bipin est originaire de Delhi, son nom signifie forêt en bengali, il est économiste à Londres et n’a de cesse de bricoler des formes de micro-crédits et autres recettes alternatives. Le hasard des groupes qui se forment et se défont dans les cocktails a voulu que vous vous retrouviez ensemble. Ils sont connus, ce n’est pas ton cas, or ils te savent initiateur de cette exposition sur le phénomène blockchain, donc te prennent pour un sociologue, peut-être un informaticien, un geek, peu importe, le sujet les concerne. Une table ronde, au propre comme au figuré, est installée au milieu de la salle principale, cerclée de micros filiformes faisant chacun face à une chaise design. L’assistance est invitée à y prendre place pour entamer le débat, sachant que Julia, Slavoj, Bipin et Natacha y seront espérés en priorité.
L’exposition est hype, comme on dit, on s’y bouscule, la com a fait son boulot, vous avez placardé un dossier de presse enthousiaste à l’entrée alors qu’on vernit aujourd’hui même. Cette espèce de showroom numérique montre pourtant un peu n’importe quoi car il n’y a quasiment rien à voir sur le sujet. Une jolie courbe parcourant un mur en forme de crêtes montagneuses est du plus bel effet, tu ne t’en es pas privé, mais l’alibi visuel tient surtout en deux trois machines qui tournent dans des recoins savamment éclairés d’où émergent des panneaux pédagogiques. Joli, attractif, de quoi ironiser sur la vacuité de l’ensemble, ce dont tes compagnons de buffet ne se priveront pas s’ils ont pris le temps de faire un petit tour dans ton bric-à-brac. Tu le sais par avance et ne devras donc en aucun cas t’en offusquer, sache que chacune de leurs critiques ne visera qu’un objectif : tirer la couverture à soi en se donnant des airs intelligents, sauf que tu as l’intention de prendre les devants et de leur parler de tout autre chose. 

à suivre…..    

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