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-- Téléchargez Space cake / épisode 14 en PDF --


Allons-y sur le romanesque. Je te suis puisque je te parle. Tu peux compter sur moi et ma fidélité. Je suis la voix de ta sagesse, je t’ai livré tous les paramètres, ton programme est prêt à s’accomplir, accomplis-le, deviens l’adulte qui sommeillait en toi, lâche ce putain de jouet.

Daniel ?
Tu m’entends ?
Qu’est-ce qui ne va pas ?

Monsieur ?
Il a pas l’air d’aller.
Apportez-lui une chaise.
Il y en a une derrière la cloison, là.

Vous le tenez Natacha ?
Attendez, on va vous aider.
Monsieur ?
Vous voulez un verre d’eau ?

C’est qui ?
Écoute, je crois que c’est le curateur de l’expo.
Comment il va ?
Il s’est évanoui.

On appelle un médecin ?
Alors, attendez, parce que je m’y connais un peu : il s’est juste endormi.
Quoi ?
Regardez vous-même, ce type dort.

Il a trop bu ?
Non, j’étais à côté de lui, il n’a bu qu’un verre.
Il s’est empiffré de parts de gâteau mais n’a bu qu’un seul verre.
C’est le cake qui n’était pas bon ?

Vous en avez mangé, vous ?
Non. Il en reste ?
Eh, les gars, c’est un gâteau au shit.
Tu déconnes ?

Goûte.
Alors, vous mettez un gâteau au shit sur les tables, vous ?
Je ne comprends pas. C’est pas moi.
Il en a mangé beaucoup ?

Deux.
Hein ?
Il était en train de nous parler de Kubrick.
On commence la présentation ou on l’attend ?

Eh.
Mais qu’est-ce que tu fous ?
Réveille-toi.
On n’a pas abordé la huitième raison, la plus importante.

Allez, relève-toi. On a encore un truc à dire, si tu lâches l’affaire maintenant, on foire. Vraiment trop con, on tenait le bon rythme, tu n’as pas levé le pied une seule fois, franchement, c’était beau à voir, moi réfléchir et toi parler à cette vitesse-là, chapeau, on est fort. Regarde-les, ils trouvaient manifestement beaucoup plus funky tes hypothèses gratuites sur notre chef-d’œuvre que ce soudain numéro de cascadeur. Si ton idée était de placer un coup de théâtre avant la huitième raison, il fallait me le dire, y compris si c’était un plan drague, parce que s’avachir dans les bras de Natacha n’est pas donné à n’importe qui. Déjà, il eut été préférable que j’en sache quelque chose histoire de synchroniser, je ne sais pas, peut-être avec l’évanouissement de Dave dans sa capsule. Là, tu nous mets tous dans l’embarras et tes acolytes risquent d’oublier ce que tu leur as dit. Écoute-les : Bipin fait l’article sur la pâtisserie bengalie, Natacha un cours sur le secourisme, tandis que Julia et Slavoj parlent de ton cas en cuisine avec des bras qui se lèvent et des doigts tendus. La situation n’est plus du tout à notre avantage, nous devrons vite reprendre la main quand tu te relèveras. J’avance un peu en attendant.
En 1957, quand les gosses découvrent que les Soviétiques viennent de mettre le premier satellite de l’histoire en orbite, Spoutnik, l’avènement d’une ère nouvelle semble se présenter sous leurs yeux et pas du tout celle qu’on imagine. La conquête spatiale et le progrès, d’accord, mais d’autres mutations plus fondamentales se profilaient déjà. La première d’entre elles est que le devenir adulte du gosse est encore un gosse et toute une population jeune aspire à le rester, si on en croit les spécialistes qui font résonner le curieux terme de néoténie dans leurs thèses. Qui dit rester jeune, très jeune, disons impubère, dit : satelliser la sexualité. Les fusées aux formes phalliques restent au sol ou naviguent dans l’atmosphère voire dans la stratosphère mais l’orbite est réservée à un tout nouvel objet, une boule prolongée de longues antennes filiformes faisant office de queues, incontestablement un spermatozoïde métallique. Tandis que l’image suggestive de Spoutnik 1 fait le tour du monde et que son bip-bip réveille les premières jalousies occidentales, des gamins nourris de comics fantastiques, du Rocket 88 de Jackie Brenston & Ike Turner, brouillon rock’n’roll, puis de l’épure balancée par les Comets de Bill Haley, comprennent eux que l’ère d’une sexualité en orbite a commencé.
La postsexualité s’est définitivement installée avec les déhanchements érotiques sans partenaire de Presley pour ne jamais faiblir ensuite. La techno que tu écoutes encore au casque, issue du sol désindustrialisé de Detroit, a glacé les dancefloors, puis les multiples variantes dubstep ont ensuite accompagné le sex on line. L’énorme pipeau de notre époque, le complot numéro un, humiliant au passage tous les complotistes de comptoir, est d’avoir tranquillement affirmé que la sexualité allait se débrider au rythme des guitares amplifiées et des beatbox. Tu m’entends, ou je parle dans le vide ? Ce que je raconte va assez dans ton sens, tu devrais écouter. Donc, le prépubère qui dure, qui dure et qui dure a calmé le dogme du tout sexuel et peut-être ringardisé la libido et tous ces trucs. Les jukebox, la conquête spatiale et la science-fiction ont fait le boulot, la guerre froide faisant le reste. Pas étonnant que ce soit la jeunesse qui ait encore montré l’exemple, les mouflets savent toujours vers quoi on va même s’ils ne savent pas pourquoi.
Voilà, il suffisait de le dire, tu peux te détendre, ton camp est celui des gagnants, en un sens, c’est ton deuxième pari gagnant. Les french kisses sur la plage et la fessée en bonus t’ont préparé à une postsexualité contrariée avant les autres et c’est là le principal. Lâcher ce flingue ne va pas te transformer soudainement en étalon arrosant la banlieue parisienne de poupons aux nez épais, le changement ne risque pas d’être aussi radical. Et puis, l’agressivité ne t’a encore rien apporté de bon, alors que la sensualité si, un peu quand même, quelle connerie de te soumettre une nouvelle fois à tes penchants violents. Je ne te demande pas de te présenter spontanément à la police puisque c’est beaucoup trop tard mais au moins de parler à tes proches ou à des inconnus de tes braquages de l’époque, de tester la réaction des gens, même si personne ne te demandait rien. Profites-en pour améliorer ta sociabilité, dans les discussions surtout, ne traque pas l’offense, détends-toi. Sois adulte, fier de l’être, retrouve le goût d’écouter puis de raconter, comme nous sommes en train de le faire. Je ne te demande pas de fonder un foyer, rien n’est obligé, mais donne-toi la possibilité de le faire. Tiens pour garanti que la postsexualité est gagnante sans vouloir absolument y contribuer par des déclarations fumeuses et des comportements irrationnels.
Tu en profiteras pour ranger soigneusement ton film dans un tiroir tant qu’on y est, ne te force pas à une deux-cent-vingt-neuvième vue puisqu’on a dit que 2001 est une fois pour toutes inégalable, il ne nous reste plus rien à prouver, laisse intacte son énigme cosmique et philosophique. Notre chef-d’œuvre doit t’émouvoir, pas te faire tituber dans la rue, il doit t’émerveiller mais ne plus te figer dans ce trouble de la mémoire. Nous l’avons suffisamment défendu, il peut se défendre tout seul. Tu m’écoutes ? Quand tu te réveilleras, je te propose de dire la chose suivante : Oh, les amis, excusez-moi, j’espère que vous n’avez pas eu peur, mais là, vous voyez, j’ai eu un vertige, un énorme vertige, quand j’ai revu l’image du film qui m’a marquée à un point, vous n’imaginez pas, je l’ai vue là comme je vous vois, valser devant mes yeux, comme la première fois où je l’ai vue sur l’écran, ce n’est qu’un détail, mais il me semble avoir déjà vacillé sur mes bases à l’époque, il a trait à la station orbitale qui accueille le docteur Heywood R. Floyd, vous savez, la roue, la double roue, elle est inachevée, il y a des endroits où elle semble encore en construction, un raccord tubulaire vide qui complète la roue et qui devrait pourtant être plein comme le reste, exactement comme nos stations orbitales contemporaines s’augmentant de nouveaux modules au fur et à mesure des nouvelles missions, personne n’a relevé ce détail, regardez la jaquette du film, celle avec le vaisseau bondissant de la station, regardez les bras de la roue, là, derrière dans l’ombre, la partie tubulaire évidée, on la voit, le dessinateur avait visiblement toute latitude pour délirer, mais non, il a tenu à montrer la petite zone transformable, à l’arrière-plan, dans la pénombre. Tu leur montreras sur ton mobile car j’imagine que tu n’as pas apporté la jaquette au vernissage. Vous voyez, là, regardez !
C’est vrai, encore une fois bien vu, je la vois aussi. Montrer ce qui reste à faire, très belle idée, en effet. Kubrick n’a pas lésiné sur les détails ni n’a manqué d’adresser d’insurmontables défis à ses suiveurs parce que ceux qui ont montré des immeubles en travaux dans leur film de science-fiction sont rares. Tous les chantiers entrevus à l’écran ont consisté à construire un vaisseau ou le retaper, à installer une base ou un camp, aucun n’a concerné la ville, par exemple. Tu leur demanderas de citer un seul film où s’aperçoit un échafaudage, une barrière de chantier voire un carrefour en voie d’achèvement. C’est curieux comme la cité SF donne la sensation d’avoir été inaugurée la veille. Des ruines, des villes abandonnées et des vaisseaux échoués, là oui, il y en a des tonnes, mais une ville qui ressemblerait à Paris avec tous ces travaux à chaque coin de rue, qui ne disent rien de spécial, qui n’ont rien à dire du reste, qui ne changent pas radicalement la ville dans son ensemble mais l’améliorent, en tout cas les habitants l’espèrent. Oui, vraiment curieuse cette science-fiction incapable de nous montrer ce qui reste à faire. C’est un peu l’impression générale de 2001, remarque, on n’y voit quand même pas un hommage appuyé au temporaire, à l’inachevé, au chantier.
Toi, il t’en reste un de chantier, tu te souviens ? Dépiaute ton Beretta, sépare les pièces pour voir dans quel ordre tu vas les usiner, commence par le fût, la partie la plus difficile, coince ton canon dans l’étau avec deux cales de bois en renfort, puis scie, découpe une première rondelle, patiemment, il y a des heures de boulot. À propos, les balles, où sont les balles ? Dis, tu n’es pas allé dans une armurerie t’en acheter ? Réponds. Il faut des pièces d’identité pour acheter du 9 mm, t’as fait comment ? Et puis, tu n’as pas dit s’il y avait des munitions avec le flingue que t’a refilé Solène. Tu t’es entraîné avec quoi à l’époque ? T’as rien commandé en ligne, quand même, eh, réponds, réveille-toi. Bon, tu me donneras les boîtes, je vais trouver une solution. On a du travail devant nous. La gâchette, lime-la, qu’elle soit méconnaissable, en trois ou quatre, la crosse, colore-la avec de la peinture, puis au marteau, des petits éclats de couleur, le chargeur, à l’étau, pareil. Prends ton temps mais fais-le.

# hash
# blockchain
# space operating
# Coralie, écoute-moi

Vous avez l’air d’aller mieux.
Tenez, buvez un verre d’eau.
Vous êtes ?

Merci.
Je suis l’organisateur.

 

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