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-- Téléchargez Space cake / épisode 02 en PDF --


Car nous avons un plan, un vrai tour de passe-passe, nous allons monter un cheval de Troie, aussi simple qu’inattendu, en faisant sonner le tocsin de la célébration culturelle. Le contexte est favorable puisque la nouvelle manie de vouloir tout célébrer à coup de chiffres ronds est la marque de notre époque, le centenaire de ceci, les trente ans de cela et le millénaire d’un machin quelconque. Taguer ainsi l’historique de la mémoire collective est louable mais n’est qu’un prétexte, le projet reste d’abord de dénicher du festif, on fait même converger la tune des institutions à cette seule condition. Tu viens d’éponger les ultimes gouttes irisées de tanin du fond de ton verre donc tu peux donner dans le festif, toi aussi.
Profitant d’une pause dans les ricanements, tu dis : Vous avez vu que nous fêtons les cinquante ans de 2001 : A Space Odyssey ?
Silence.
Ils n’avaient pas noté.
Qui avait noté ? Les cinéphiles, les amateurs de science-fiction et les geeks oui, mais sinon ? Slavoj est certes cinéphile, or on sent tout de suite que cet opus ultra techno n’est pas sa tasse de thé. Les trois autres connaissent et l’ont vu, Bipin sur tablette, Julia et Natacha en salle. Il serait douteux d’imaginer que ces intellectuels mettent une alerte anniversaire sur leur pad concernant tous les succès de la MGM, pourtant, qui ne connaît pas le 2001 de Kubrick ? Sa popularité est délirante, démesurée, compte tenu de son dénouement opaque et ses silences soporifiques qui en font un monument d’incompréhension pour le public. Ce film, dont on placarde le titre en ne retenant que ses quatre chiffres, est aussi connu qu’une bouteille de Coca et certainement beaucoup plus que la pochette de Sgt Pepper’s qui date de la même époque.
Regarde Lorris, tu y vas, quoi, une à deux fois par semaine pour faire tes courses. Lorris, Centre-Val de Loire, Loiret, Gâtinais, environ 3000 habitants et métropole du canton du même nom. Une halle en bois reconstruite au quinzième et des orgues du seizième et un hôtel de ville Renaissance pareil, patrie d’un Félix du Temple précurseur de l’aviation, d’un évêque de Bayeux, mais surtout de Guillaume de Lorris auteur du premier best-seller de l’histoire de la littérature profane occidentale : Le Roman de la Rose. Aujourd’hui subsistent quelques commerces et un musée national de la Résistance où se sont exprimés ton oncle et ma maman pour transmettre aux jeunes générations une certaine idée de l’héroïsme. Il y a aussi un Intermarché, taille moyenne, son coin presse et son recoin films, ses jaquettes empilées avec inscrit dessus le nom des daubes les plus commerciales du cinéma. Au beau milieu : 2001 itself. Tu prends le boîtier, relis douze fois la jaquette, le secoues pour voir s’il y a un truc dedans et réalises que le space opera le plus abscons de l’histoire est en vente à côté du nanar des nanars : Transformers. Quel client devrait, moyennant neuf boules environ, ramener chez lui ce produit exotique ? Qui est prêt à s’infliger l’énigme psychédélique de Kubrick Productions si ce n’est pour fumer son splif, le regard embué ? Qui ? Tu voudrais poser ta chaise devant le rayon pour surprendre l’acheteur, sinon enquêter auprès du service marketing de l’enseigne puisque ses commerciaux n’hésitent pas à diffuser cet ovni dans leur chaîne de magasins.
Ce film est connu comme étant hors norme, hors ciblage et paradoxalement tous publics, nous savons donc que nous allons tenir en haleine nos quatre lettrés médiatiques, probablement inquiets de la ghettoïsation des élites, qui se garderont de snober un item aussi ancré dans la culture populaire. L’objet du délit date de 1968 et semble pourtant de toute première fraîcheur, un comble tant le spectateur ordinaire considère vieilles les productions excédant dix ans d’âge. On peut encore revoir King Kong et Metropolis ou, plus proches, Jaws et les premiers Star Wars, mimer moult scènes en famille avant d’envoyer le fichier, mais ces films-là sont des blockbusters avant la lettre, avec leur cahier des charges scrupuleusement observé : action, émotion, action, émotion, le tout soutenu par un scénario limpide, rien à voir avec ce délire visuel vaguement narratif sans la moindre baston. Alors si, une petite au début du film, autour d’un point d’eau, mais alors paléo et vraiment minuscule.
Reprends du gâteau.
2001 : A Space Odyssey devrait être, dans le meilleur des cas, une lubie d’ufologue, un monument cinématographique restauré par du mécénat d’entreprise, accessible gratuitement en ligne pour les chercheurs, or c’est une icône pop, un incontournable, un mème à s’acheter à prix coûtant. Il est le chef-d’œuvre que vous devez avoir vu et d’ailleurs que vous avez vu, ce qui n’est pas une mince performance puisque ni produits dérivés ni HAL challenges n’ont contribué à vous y coller, le mythe s’est élaboré tout seul, franchissant allègrement les époques et leurs immanquables mutations du goût. Ce que vous avez aimé, que vous aimez et que vous adorerez faire aimer est une attraction foraine placée à la fois sous l’égide de Nietzsche et d’Asimov, bizarrerie cérébrale inaugurée quasiment hier soir sur l’air du Beau Danube bleu. Pure uchronie, presque un gag, mais rien n’y fait, une certaine forme de respect lui est accolée.
Restent ceux qui n’ont pas aimé le film, ont badé devant cette aridité psychologique sans pleurs ni aveux terribles ni crises de nerfs. Pas un traître à se mettre sous la dent, pas un salaud, encore moins une garce. Nul chantage, nul harcèlement, pas de magouilles. Du sexe et de l’érotisme ? Rien, aucune allusion, pas d’échangisme en lévitation, pas de quoi fantasmer, le désert lubrique. L’émotion n’est donc pas au rendez-vous. Même la scène où l’astronaute Dave pompe une à une les cases mémoire d’un super ordinateur suppliant n’a provoqué qu’un vague trouble chez quelques spectateurs assoupis. Parmi ceux-ci, les trop et les pas assez. Trop sérieux, pas marrant, pompeux, pensez : Ainsi parlait Zarathoustra, trop lénifiant, trop implicite, lourdingue, du symbolique à la tonne, du lyrique à deux balles, donc des effets planétarium Disneyland complètement décalés. Trop cours de philo pour les nuls, assez convenu tout compte fait. Sinon, trop cash, beaucoup trop compartimenté, pas assez de nuances, de glissements, pas assez d’aspérités, de couches, de motifs, pas assez de mots, aucun cri, pas de ruissellement, pas le moindre bruissement de feuilles. Nulle trace de petites bestioles, de nanorobots ou de pluie digitale, que du palpable : des primates et des hommes et des vaisseaux. Aucun objet accrocheur de souvenirs tel une table bancale, une assiette ébréchée ou une robe de chambre élimée, rien qu’un verre en cristal qui se brise sur un carrelage laiteux après deux heures de film.
Manquent les éclats, les excès accrocheurs et la violence. La parabole est maîtrisée dans le moindre détail, dosée, planifiée, quantifiée comme une campagne de la Nasa. Pas gore, évidemment, pas trash pour un sou, même pas une allusion à du sordide, le Stanley se salira un peu plus dans le film suivant. On l’a dit : pas de bagarre, ni bastos qui sifflent en picorant le décor, encore moins de rayon laser, un comble pour un film de science-fiction. Et puis, pas assez radical dans la forme même, trop de concessions au coût et au goût du Cinémascope. Même toi, tu as un peu ce sentiment, avoue-le, toi qui supportes sans sourciller les films fleuves de Warhol, qui t’extasies devant les premiers films lettristes, ayant même applaudi un film sans pellicule de Dufrêne à Beaubourg, qui kiffes les found footage de Martin Arnold, les Joli mai et les We are the Lambeth boys et les British Sounds et les Hanoun en super 8 et les installations à quatorze écrans et les longs panoramiques Huawei de tes potes en vacances.
Avoue que tu es gêné aux entournures, que tu préférerais afficher une rareté, un film de barge total, voire une daube, plutôt que cet opus intelligent plaisant aux gens intelligents comme aux autres. Ton snobisme te fera ici défaut, tu ne verras pas tes auditeurs se pencher sur leurs machines pour extraire un iota d’info sur l’étrange titre de film que tu viens d’extraire d’une chronologie pop kitsch. Cette fois, tu devras faire l’apologie d’un chef d’œuvre indiscutable devant tes quatre examinateurs, sans la moindre réserve, ni sur la forme ni sur le fond, qui reste tout de même à élucider. Loin de te contenter de valider ce que d’autres ont déjà dit, tu avanceras une certitude des plus incongrues, celle qui veut que 2001 : A Space Odyssey est absolument, résolument, définitivement inégalable, par quelque cinéaste de génie que ce soit, par personne, même avec la meilleure des volontés et tous les moyens disponibles, ce pour huit raisons.
Huit.
Si, reprends une tranche, ne te gêne pas.
Première réaction prévisible de l’auditoire : inégalable, pourquoi pas, c’est subjectif, mais bon, pourquoi pas. Non, attendez, tu leur dis que 2001 est techniquement inégalable, mécaniquement inégalable, esthétiquement, artistiquement, commercialement inégalable, à cause des multiples conditions rassemblées lors de sa réalisation et qu’on ne pourra plus jamais retrouver. Le comparer à toute autre production est une totale absurdité pourtant on ne s’en prive pas : Beaucoup mieux que 2001 ! Kubrick surpassé ! Le vrai chef d’œuvre de la SF vient d’arriver ! La 3D a laminé la Super Panavision de Kubrick ! Sinon, on n’hésite pas à l’utiliser comme produit d’appel : Le 2001 du film de vikings ! Le 2001 de la comédie musicale ! Le 2001 du film à thèse ! Oui, ce film est bien l’étalon préféré de la critique, mais alors pas un mètre-étalon puisque totalement élastique celui-là. Ils se gourent, ils ignorent tout des raisons, des fameuses huit raisons depuis ce soir, qui en font un objet unique et incomparable.
Huit. Le chiffre fait peur, je sais. Nous sommes deux, ne crains rien. Tu n’es plus à l’école, ni même sur les bancs de la fac, il n’y a pas trois raisons impératives, trois seulement, comme d’hab, voire une seule, monolithique, il y en a huit. Beau challenge rhétorique, tu aimes les challenges, non ? Je sais que tu n’as même pas la première d’entre elles en magasin, or c’est là le sens de notre union, je t’aiderai au début et tu verras que les suivantes viendront à la chaîne. Tu penses qu’une tirade en huit points est beaucoup trop longue, mais pas du tout, il y a des techniques pour faire serré, par exemple en additionnant trois raisons en une seule phrase. Si le chiffre te donne le vertige sache que ton auditoire a le vertige aussi, il attendra sagement que tu nommes toutes tes lois avant de formuler quoi que ce soit. Chacun essayera sûrement d’accrocher l’une d’elles au passage, d’y glisser son petit bémol, tu devras refuser d’y répondre et enchaîner directement sur la suivante en haussant le ton si nécessaire.
Ne laisse aucune place au dialogue, ton discours est délirant, à quoi bon chipoter sur du délire, rends-le agressif, domine ton sujet. Plus tu navigues en eau trouble, plus tu dois faire paraître le contraire. Utilise ton corps, expose chaque point en les matérialisant avec les doigts. Brandis ton pouce, fais-le tourner pour que personne ne le manque, dis : Premièrement ! Commence ton addition par un éclat de voix. Premièrement : 2001 est un aimant ! Non, recommence, n’envoie pas ta phrase avec ce léger sourire qui t’accuse, tu dois donner l’impression d’être en colère, outré, scandalisé comme quelqu’un qui serait sûr de lui. Personne ne t’a encore contredit, aucune raison de s’énerver, mais c’est en paraissant speed dès le début que tu pourras rester calme par la suite. Nous corrigeons l’histoire, nous servons la sagacité universelle et populaire, alors accroche-toi aux branches, oublie un peu ta timidité et ces airs de ne pas y toucher car personne n’attendra les sept raisons suivantes à ce tarif. Dans un sens, l’important est d’abord de te persuader toi-même.
Attends, avant de commencer, petite précaution d’usage, ne nous explique pas ce qu’est un aimant, s’il te plaît, pas cette pirouette archiconnue, redéfinir un mot pour assommer l’adversaire ne sert à rien, du moins, n’use pas de cette pédanterie pour entrer en scène. Tu te souviens de la crise des banlieues avec tous ces bouffons prenant leur plus belle plume pour nous rappeler que banlieue signifiait mise au ban du lieu ou lieu d’une mise au ban, j’ai oublié tellement c’était con. Pas d’entourloupe du même acabit, s’il te plaît. Évitons les assauts d’érudition, nous n’avons aucunement intérêt à convoquer l’étymologie, surtout devant ces quatre-là, on n’est ni dans un colloque ni sur un plateau télé. Aimant n’a pas été assez utilisé pour qu’on l’ait galvaudé, il n’a aucun sens caché, aucune signification oubliée, rien à célébrer, inutile de troller la discussion. Un aimant, on sait tous ce que c’est et l’image qui s’impose en premier est un objet irrésistiblement aspiré par une surface plane, donc on voit tout de suite l’analogie avec l’attraction hypnotique d’un film projeté sur un écran plat.

 

à suivre….. 

 

 

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