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-- Téléchargez Space cake / épisode 09 en PDF --


Tu te souviens de ta Solène ? Elle te plaisait celle-là. Vous vous en êtes roulé des pelles dans son salon. Tu m’as dit que tu ne te souvenais pas de votre premier baiser, tu te voyais la tripoter quelques jours après sur le canapé, glisser ta main vers son sexe encore caché par son jean vaguement déboutonné, toucher un petit membre dur dont tu ignorais encore le nom, aussi dur que le tien mais beaucoup plus petit, en revanche, le baiser inaugural, la permission de consommer, tu ne la retrouvais pas. Quand même, quoi, le premier baiser, pour un timide comme toi. La suite est certes beaucoup plus stimulante pour la mémoire. Solène t’a légèrement repoussé pour pouvoir se déshabiller entièrement, tandis que toi, frappé de stupeur, tu n’as pas retiré tes propres vêtements, la contemplant comme désemparé. Elle n’a rien dit, a attendu un peu, puis se souvenant d’une scène vue dans un sitcom où une professionnelle du sexe se jetait sur la braguette d’un client apeuré, a déboutonné la tienne et t’a fait balancer la purée en moins de deux minutes. Tu t’es écroulé de plaisir et Solène a compris qu’elle devrait patienter pour le sien. Or, cherchant à rivaliser d’irrationnel avec toi, elle est allée soudainement chercher un objet dissimulé derrière une armoire qu’elle t’a présenté bras tendus, comme une offrande. C’était une arme, tu n’en avais jamais vu de près, il y avait un tube avec, les deux pièces d’un métal noir brillant emballées dans un torchon. Solène, encore nue, t’a dit : Tiens, prends ce truc, planque-le où tu voudras, je ne veux plus le voir ici ! Toi, je te fais confiance !
Ce Beretta 92, tu m’as invité à venir le voir quarante ans plus tard dans ta maison de campagne. Il était posé sur une table de camping, dans le garage, le canon tourné vers la réserve de bois sur laquelle se lisaient des impacts de balles. Des copeaux noirâtres tapissaient le sol dans une odeur de poudre, tu venais de t’entraîner une vingtaine de minutes. J’ai trouvé pitoyable cette mise en scène, plutôt ce dévoilement, je me suis beaucoup inquiété pour toi. Depuis quelques mois et à l’insu de tout témoin, tu avais extirpé cette arme d’un recoin difficile d’accès, probablement sous ce tas de bois, puis t’étais appliqué à la nettoyer, lui enlever sa patine et sa crasse, l’avais songeusement soupesée avant d’appuyer sur la gâchette, une seule fois, dans une poche insonorisée bricolée avec des plaques de polystyrène. Il fallait d’abord avoir tiré un coup avant d’ajouter le silencieux pour les tirs suivants. Ton flingue n’avait pas résonné depuis près de quarante ans lorsque tu t’entraînais sur ce même tas de bois avec ton pote Sylvain et son chant était toujours aussi sec, bruyant, effrayant. Il y a des outils qui font peur à leur propre utilisateur tels la scie circulaire ou le compteur Geiger. Tu parvenais au moins à étouffer la détonation mais son souffle t’étonnait à chaque fois. Le chargeur se vidait une fois par jour et en matinée pour ne pas alerter le voisinage par des éclats lumineux. Personne n’était au courant, du reste, personne n’a su que tu avais cette arme, hormis ton pote et Solène. Cette mise en scène campagnarde consistait à concerner un nouveau venu, sans aucun doute obtenir une aide aussi, disons la solution. J’ai eu cette phrase idiote, lâchée par agacement : Tu ferais mieux de te vider les couilles !
Les Américains sont obsédés par un solde à débiter sur le compte de la perfide Albion, l’ancienne puissance colonisatrice, matrice symbolique ayant fait déferler la langue de Shakespeare sur l’Ouest sauvage. Comme ils doivent marquer leur différence avec l’île, ils invoquent toujours son ennemi naturel : la France, sans même s’en rendre compte. L’inconscient américain est ainsi peuplé de références obsédantes à un pays qui ne les inspire pourtant guère, nation trop portée sur la politique dont elle croit détenir le suc, alors que l’Américain est mystique et pragmatique. C’est bien une psychanalyse qu’est venu chercher le soldat américain en libérant deux fois la France de son envahisseur continental. Et la cure a continué avec les artistes et écrivains, d’abord les Stein puis les Hemingway et les Fitzgerald puis les Burroughs et les Kerouac et les Nabokov et tous ces pèlerins anglophobes.
Kubrick, citoyen américain installé à Londres, fait partie de ceux qui ont courageusement occulté, à un film près, toute référence à cette France fantasmée. Nulle trace dans 2001, par exemple, ici l’obsession est spatiale, ce sont Soviétiques versus Américains, seuls deux judokas japonais font une subliminale apparition sur un des écrans télé du vaisseau de liaison, histoire de rappeler quelle est la puissance en devenir à l’époque. Seulement voilà, oui consciemment un Américain peut se passer d’adresser un clin d’œil à la France des coupeurs de cheveux en quatre, mais inconsciemment c’est une autre histoire. Jusqu’à la scène finale où Dave Bowman se retrouve piégé dans une mystérieuse pièce aux moulures et mobilier adaptés à une suite d’hôtel, pas la moindre allusion à quelque chose d’hexagonal, ne serait-ce qu’un mot tel Paris ou merci. Or le décorateur des studios londoniens a eu à changer un petit quelque chose dans l’environnement façonné par ses artisans britanniques : les tableaux. À l’origine, de délicates scènes champêtres inspirées d’un Smithson, peintre royal attaché à décorer les salons de la cour, bizarrement remplacées par d’autres scènes champêtres signées Nattier, peintre apprécié dans le Paris d’avant la Révolution.
Correction, dans l’urgence, de Stanley Kubrick lui-même, qui étonna toute l’équipe technique du film peu coutumière de caprices de ce genre vu la précision scientifique des décors à laquelle elle s’employait depuis le début. Cette anecdote est peu connue et d’ailleurs pas un seul article, pas une seule étude ou thèse sur 2001, pas un seul propos noté à quelque endroit que ce soit : blog, fil, interview, journal intime, ne la mentionne. Elle a pourtant son importance car imposait un peu de France dans un décor à peine perceptible dans ses détails étant donné que toute l’attention du spectateur devait se porter sur les diverses expressions de Dave Bowman debout dans la salle de bains, puis attablé en robe de chambre, puis allongé sur un lit. Le réalisateur venait de laisser parler son inconscient donc subsumait que cette scène marquait aussi l’entrée de Dave Bowman dans le sien. L’autre frontière possible atteinte par l’astronaute aspiré à toute vitesse dans des strates psychédéliques est sûrement celle de son propre esprit et peut-être même de sa folie, on ne l’a pas assez dit. Ceux qui chercheraient à expliquer ce que signifie la séquence meublée de transmutation des corps à différents âges du même personnage pourraient d’abord se demander s’il ne s’agit pas de la zone définie par la célèbre topique freudienne qui ignore toute logique temporelle et signifiante.
Je connais tes réticences sur la psychothérapie, je vois bien que tu te crispes à chaque fois que j’aborde le sujet. Tes parades sont huilées, on voit que tu as de l’entraînement, à chaque fois tu fais ce petit hochement de tête significatif avant d’envoyer une formule qui semble n’appartenir qu’à toi et qui résume, en quelques mots, l’étendue de ton savoir : La psychanalyse ne sert qu’à refouler le réel ! C’est très joli, gonflé surtout, vu ce que tu refoules toi. Si la formule ne suffit pas, tu envoies tes listes d’ouvrages, l’antipsychiatrie ceci, l’antipsychiatrie cela, un livre noir, des sociobiologistes, etc. Comment ne pas leur donner raison ? Or je ne vois pas quelle pilule alternative administrer à un type qui s’est fait peur en braquant des pavillons, n’a pas été pris, est resté secrètement violent, pourrait presque recommencer, trouve jouissif de se prendre des vents, ne sera même pas rémunéré pour son exposition vedette sur la blockchain faute d’avoir rempli des formulaires administratifs pourtant simplissimes. S’il y a une ouverture du côté de la confession thérapeutique autant essayer, non ? Je sais que tu te trouves aussi équilibré que possible et que mon histoire de soins te fait rire, mais permets que je m’inquiète de voir un gentil garçon réutiliser son arme après quarante années de peur et de dissimulation, c’est réellement flippant. Me parler ne changera rien au problème, me convaincre de ton excellente santé mentale à coup d’explications scientifiques ne fera que retarder une libération dont tu as besoin, un ou une inconnue assermentée a peut-être la solution avec ou sans divan, essayons. Quoi, le prix d’une séance ? Mais remplis ces putains de formulaires alors !

 

à suivre…..

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