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Image : Roberto Burle Marx

[…]

Citron, allongée sur le bitume, les avants-bras enfoncés dans l’eau. Ses mains ne pouvant soutenir sa tête, elle se râpe le menton. Intrépide, elle les plonge à nouveau, cette fois jusqu’aux aisselles. Ses doigts se referment sur une forme presque trop grande pour ses mains, elle l’extrait. C’est parfaitement rond, divinement lisse et bien moulé, elle dit oh d’une voix mutine. La même forme qu’une poire. Elle dit pppppp exprès pour que ça chatouille ses lèvres. Elle tapote du bout de ses ongles qu’elle ne peut plus couper, puis caresse doucement l’objet. Le coin de son oeil s’humidifie. C’est du verre. Une larme coule sur sa joue. C’est une ampoule. Elle reste un moment, allongée au bord de l’eau, en tête à tête avec l’ampoule. Elle dit tu es parfaite, tu étais inespérée.

L’ado : Qu’est ce qu’elle fout Citron là bas, les bras hors de l’eau ? Elle se masturbe ?

Citron revient en marchant de façon anormalement lente.
Elle dépose doucement sur la table verte trois micros poissons et une ampoule. Le soiffard dit hallelujah.
Citron : Regardez ce que j’ai trouvé !
L’ado et le soiffard se caressent le ventre. Ils lui disent tu es la meilleure Citron. Tous la louent pour les poissons. L’ampoule ils s’en balancent, moi y compris.

Citron : Non mais quand même elle est intacte, regardez le culot, il brille encore c’est dingue !

Ils la regardent comme si elle était démente. S’en suit un long silence.
À l’unanimité, dans leurs yeux, ils lui retirent son nouveau statut héroïque.

L’ado : Non mais Citron, t’es bien consciente qu’elle sert a rien ton ampoule ?
Le soiffard : Tu as cru qu’en la vissant autour de ton doigt ça allait produire de la lumière ?

D.D : Qu’en la tenant au dessus de nos têtes on allait pouvoir y voir la nuit ?
L’ado : Que demain miraculeusement on se réveillerait avec un secteur EDF, un interrupteur et une ampoule suspendue dans les airs ?
Le soiffard : Avec un abat-jour à franges vintage !

C’est la grosse marade. D.D dit : Je vais me pisser dessus. Le soiffard applaudit.

Citron n’est pas vexée, elle a de la peine pour son ampoule. Elle se demande comment on peut rire d’une chose aussi parfaite. Elle la regarde une dernière fois avant de la mettre sous sa chaise. Elle pense sublime globe de verre, filament entouré d’une sphère posée sur un culot. La forme lui suffit amplement pourquoi devrait elle en plus servir à quelque chose. Pour la première fois, elle a l’impression d’être entourée de brutes. Elle pense même dans ce paysage tout nu, ils sont insensibles à la beauté.

Ils passent à table c’est à dire qu’ils ne bougent pas. Chacun reste là ou il était en ouvrant la bouche. Trois micros poissons, cinq personnes, c’est l’orgie. D.D s’occupe du partage. Elle dit c’est pas parce que je suis vieille que je suis bigleuse. Elle insiste à chaque fois. Chacun son morceau de poisson devant son morceau de place, on dit merci à Citron. Quand ils pêchent quelque chose le matin, ils le réchauffent avec le soleil. Pendant toute la journée, ils déplacent les filets de poisson en fonction des rayons. D.D dit que les rayons sont des flèches qui pointent là où il faut poser la bouffe. Ils mangent quand le soleil se couche, quand il ne pointe plus rien. Par contre, les journées comme celle d’aujourd’hui où le poisson tarde à être chopé, ils le réchauffent avec leur haleine. En contractant la glotte, on peut souffler du brûlant du fin fond de la gorge. A température corporelle, le poisson peut être mangé. Il a beau prendre son temps, le soiffard termine toujours son filet en premier. L’ado fout les boules aux autres parce qu’il arrive à faire durer. Ils mettent en moyenne quinze minutes à manger quelque chose qui pourrait être avalé tout rond. C’est du grand cinéma. Ils mâchent leurs propres dents, les cons.

Citron : Bon, j’ai pas la frite, je vais me coucher.
Elle se lève puis s’allonge par terre, sur le dos, comme une illustration de quelqu’un qui dort. La tête pile-poil sous sa chaise, à la place du cul, son ampoule sous l’aisselle. Elle ne dit pas bonne nuit. Ils continuent à parler de rien mais doucement, pour témoigner qu’ils respectent son sommeil. L’ado énumère les livres qu’il a lu. Le soiffard s’enivre dans ses mains. La nuit nous fait tous disparaître. On entend plus que les voix, le bruit des pieds en plastiques des chaises. C’est plus difficile de savoir qui parle, on ne se connaît pas suffisamment bien.

Peut être l’ado : Vous avez lu Guerre et Paix ?
Peut être D.D : J’ai fais semblant de l’avoir lu et aimé.
Peut être l’ado : Du coup tu l’a pas lu ?
Peut être le soiffard : Bah non ducon qu’elle l’a pas lu guerre et prout. Ça t’es utile à quelque chose là d’avoir lu guerre et prout à part de poser la question ? Je veux dire hier je veux bien, mais là aujourd’hui et demain ça te sert à quelque chose ? Je me fais une ptite vodka tiens, à la santé de Dosto. J’ai lu guerre et prout moi, pourquoi j’aurais pas lu guerre et prout moi. J’en ai lu des pages, j’en ai des histoires dans la tête mais là y’a que la vodka qui peut m’aider à penser. Pourquoi j’aurais pas lu guerre et prout moi, parce que j’ai pas les mains assez douces ? Parce que j’ai pas des doigts de pianiste ? Je vais te dire une chose, aujourd’hui on est des putains d’animaux et à part pour faire la discussion c’est pas les bouquins qui vont faire la différence entre un clebs et toi à cet instant T. On est des dinosaures, plus des gens lettrés. C’est pas une métaphore pour dire que je me sens vieux, pas du tout … là t’y es pas du tout. [Il bloque sur «pas du tout» qu’il répète plusieurs fois avec une voix de plus en plus aigu.] Mais regarde nous là tous les cinq à attendre poliment de crever, à faire la discussion, à partager équitablement la moindre poussière. Si y’en a d’autres ailleurs, si on est pas les seuls, ils sont juste plus ou moins trempés que nous mais tout aussi prêts à couler. On est foutus. Y’a plus de Guerre et Paix c’est Jurassic Park gamin.

D.D sourit, l’ado pas. Chaque soirée est écourtée par le soiffard qui casse l’ambiance, ce qui leur permet de s’entendre en journée. Tout le monde se couche tôt. Dans le noir, chaque phrase est surlignée. La banalité des échanges devient unanimement ridicule sauf pour l’ado qui crois gagner en intensité. Dans le noir D.D pourrait être une petite fille, le soiffard devient un alcoolo plus crédible que le jour. D.D dit bonne nuit puis fourre sa tête sous sa chaise. Le soiffard dort assis. Je ne bouge pas mais je me tais pour ne laisser à personne l’occasion de deviner si je suis éveillé ou si je dors. Plus un bruit. Pas même un animal nocturne. Je me dis que dans le noir, ils me ressemblent un peu plus.

à suivre 

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