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partition d'un roman © louise desbrusses

partition d’un roman © louise desbrusses

comme toujours quand on me demande un “texte sur l’œuvre” passée, présente ou à venir, quelque chose en moi se rétracte. ce matin, je me suis rétractée. si je comprends (intellectuellement) la demande, mon corps résiste. procrastiner pourrait être une façon d’éviter la confrontation immédiate. repousser. laisser le temps passer. écrire sous la pression du délai. et puis non, je choisis une troisième option : passer un  moment avec la résistance, la rencontrer, faire connaissance avec ce non, ce non ancien, non déjà là pour le premier roman, pour la première notice biographique aussi (donnant naissance à la pièce radiophonique toute tentative d’autobiographie serait vaine, mais c’est une autre histoire) et ça n’a pas disparu au fil des créations, textes, performances, etc. pour résumer, je n’ai pas envie de dire “ce que c’est” à propos de créations qui n’existent que par l’expérience que les lecteu.rices (pour les livres), le public (pour les performances, vidéos, photos) en font. dire ce que c’est, ce que je crois que c’est, ce que je crois savoir que c’est, voire quelle expérience on est supposé en faire, me rebute. arrêter – en quelques phrases – un sens, c’est comme mettre une petite clôture de barbelés de mot autour de la création, l’enfermer dans plus petit qu’elle n’est et rater un point essentiel présent à tout ce que je fais. et peut-être c’est en faisant l’analogie avec les partitions que je peux tenter d’approcher ce dont il est question.

c’est à partir du moment, il y a quelques 20 années, où j’ai commencé à pratiquer la composition instantanée musicale et sonore – seule et à plusieurs – que j’ai cessé d’écrire des rédactions. j’en avais écrit quelques unes, des nouvelles, ça remonte à loin ! et elles étaient fort honorables d’après les témoins de l’époque « mais ça n’était pas écrire, pas écrire vraiment »[i] et cela ne m’allait pas, les librairies sont pleines de rédactions, pourquoi une de plus ? pourquoi fabriquer des produits finis-textes destinés à la consommation ? une fois libérée de cette représentation (insconsciente et dans laquelle je me sentais inconfortable) un canal s’est ouvert. je me suis alors mise à écrire des partitions-romans[ii] dont les lecteur.rices seraient les interprètes. il était clair pour moi qu’en écrivant ces textes j’élaborais une notation précise capable de faire résonner ce que je n’appelais pas encore des “états de corps[iii]“, en quelque sorte des musiques intérieures et qu’en contrepartie, le reste (ce qui est central dans la plupart des roman) revenait à l’imaginaire  de chaque lecteu.rice, libre ainsi de l’interpréter avec son instrument (sa vie son corps ses émotions son imaginaire ses expériences rêves souvenirs, etc.). écrire cela fait surgir dans mon esprit les mots “onde de probabilité” et “effondrement”. « en mécanique quantique, l’effondrement de la fonction d’onde se produit lorsqu’une fonction d’onde – initialement dans une superposition de plusieurs états propres – se réduit à un seul état propre en raison de l’interaction avec le monde extérieur. Cette interaction est appelée une «observation ».[iv] voilà[v]. lors de l’écriture d’un texte de présentation, le risque encouru par le texte, la performance, la vidéo ou autre, est l’effondrement de la fonction d’onde par moi, devenue observatrice. Or je tiens à conserver la « superposition de plusieurs états propres[vi] » de manière, pour laisser chaque personne du « monde extérieur » interagir directement et réduire elle, par son observation à elle, la fonction d’onde à un seul état propre différent pour chacun (et qui peut changer à la relecture, on m’a signalé ce phénomène).

mais bon… je digresse !

ce n’est pas cela qui m’a traversée ce matin devant cette chose somme toute banale, cette convention de “texte sur l’œuvre”, qui me rappelle la dissertation au lycée où on te demande juste de montrer que tu as compris ce qu’on attendait de toi et surtout pas de chercher le sens caché d’un énoncé qui n’en a pas et devenir foufolle en te demandant ce que veulent ces dingues. ils veulent juste que tu montres que tu as compris ce qu’on attend de toi. ils veulent juste avoir une idée de ce dont on ne peut donner une idée, puisque la création en question  n’est pas une idée ou si elle en est une c’est que c’est pas une création.

je redigresse.

passons.

ce qui m’a traversé ce matin c’est un souvenir pas si vague au final du livre de Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible, techniques chamaniques de l’imagination[vii], et plus particulièrement le chapitre “imagination et voyage mental”. les bribes que je vais citer sont insuffisantes pour comprendre une pensée inspirante riche et complexe. j’espère néanmoins qu’elle donneront envie de lire l’ouvrage autant qu’un éclairage sur ma réticence à écrire un texte sur l’œuvre. dans ce chapitre, il établit notamment une distinction imagination exploratoire et  imagination guidée : «plus l’imagination est exploratoire, moins elle est guidée et plus elle peut s’ouvrir à des images et des idées imprévues[viii]», ça parait évident dit comme ça, mais. « dans le cas de la série[ix], un ensemble codé et fixé de scènes, de personnages et de paroles est conçu par un ou plusieurs créateurs et transmis sous la forme d’un contenu culturel stabilisé à des millions d’individus qui s’y immergent émotionnellement et mentalement sans pouvoir le modifier », imagination guidée, qu’il nomme aussi modèle canonique. et « dans le cas de la tradition onirique, ce qui est transmis n’est pas tant un contenu déterminé que des règles permettant de générer indéfiniment de nouveaux contenus. imagination exploratoire ou schème génératif. certes même si la presque totalité des créations occidentales transmettent du contenu stabilisé, il n’y a pas, il me semble, deux blocs séparés et étanches, chaque création appartenant soit à l’un soit à l’autre, mais une sorte de ligne entre deux pôles sur lequel un curseur se déplace.

me concernant au fil des décennies, après avoir tourné le dos au modèle canonique et m’en être radicalement éloignée, mon curseur et de me déplacer vers de plus en plus il me glisse de plus en plus vers le schème génératif. c’est tout particulièrement le cas pour In extenso (performance/vidéo/poésie, musique Louis-Michel Marion – création nov. 2019). avec cette étrange particularité encore plus marquée que lors des créations précédentes  : que même pour moi  (dont on pourrait imaginer que je sais de quoi il s’agit, en fait non, je sais comment cela s’est manifesté à moi) ce phénomène de génération de nouveaux contenus se poursuit. In extenso m’échappe depuis sa création et ne peut pas être réduit en un texte sauf à s’effondrer : a perdre son pouvoir de schème génératif. à moins d’inventer un texte sur l’œuvre qui contourne cela pour échapper à la maladie d’expliquer en gardant à l’esprit qu’au final l’impossibilité [le refus aussi] de dire “ce que c’est” est un des marqueurs de la non appartenance à la famille “contenu culturel stabilisé”.

[i] cf. Le corps est-il soluble dans l’écrit ? conférence dansée (livre & DVD), coll. Pulsar, éd. Principe d’Incertitude.

[ii] partition au sens non pas de « celles qui font les cauchemars des enfants apprenant à jouer au piano, mais aussi les partitions graphiques, les notations de la danse, les scripts, scénarii, livrets et autres story-board, les plans d’architecte, les programmes informatiques, jusqu’à la tache de café sur la nappe et le ballet des jets d’eau qui font apparaître les possibilités d’une autre musique » cf. la revue L’autre musique #5 sur les partitions.

[iii] « les perceptions d’émotions ne sont ni fugitives ni insai­sissables. contrairement à l’opinion traditionnelle, je pense qu’elles ont une valeur cognitive, tout autant que les autres percepts.» Antonio Damasio, L’erreur de Descartes

[iv] cf. wikipedia, article : wave function collapse

[v] je ne prétends pas comprendre quoi que ce soit à la mécanique quantique mais l’image m’inspire.

[vi] évidemment, les textes qui s’épargnent la superposition de plusieurs états propres pour se contenter d’un seul souffrent moins de ce traitement, et c’est parfois le document de présentation (cette inversion des priorités m’a toujours laissée rêveuse) qui, lui, superpose généreusement une profusion d’états que je peine parfois à retrouver dans le texte sans relief qui l’a inspiré.

[vii] Ed. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, août  2019.

[viii] Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible, op. cit. p . 52

[ix] plus haut dans le texte il est précisé que cela s’applique au film, roman, etc.

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