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WET EYES BURNS HEIGHTS c’est à dire :

Je ne veux plus m’asseoir en espérant une croûte. 

Je ne veux plus me rouler sur le dos pour qu’on me gratte. 

Je ne veux plus attendre qu’on me mette la laisse pour pisser. 

Tout ce qui est trop haut disparaîtra. C’est irréversible.

Ce n’est pas pour rien si mes pattes ressemblent à des poings.

Le chien ne nomme pas les rêves d’une manière particulière.

Sous l’une des tables qu’il n’a pas choisit, entre les 4 pieds, Caramel reste immobile en attendant de trouver une solution. S’il bouge l’homme pourrait nommer ça par des mots d’hommes, interpréter ça par des mots d’homme. Caramel pense et parle comme un chien. 

Il ne bouge plus en attendant, ses pattes sans pouce naturellement en forme de poing.

La nuit tombe quand l’homme décide qu’il fait noir. Plus personne ne passe dans son champ de vision. Caramel retourne là où il ne s’était jamais arrêté, entre la cuisine et la salon. Le halo de lumière s’est éteint. Caramel entouré de noir, le crâne sans rien au dessus. La nuit est tout aussi mystique qu’un halo de lumière. Les deux ambiances collent à sa réflexion naissante. Il plisse ses yeux de colère jusqu’à ne plus rien voir. Il a l’impression que ça élargit sa boîte crânienne, que ça créé de la place à prendre. Caramel est tout froncé, Caramel est dur comme une pierre. Il pousse de toutes ses forces jusqu’à ce que son crâne soit brûlant. Il chie sur la carrelage et se précipite sur la poignée de porte. Avec un grand bond ce qui est à hauteur d’homme devient à hauteur de chien. Caramel se fait la malle. Les escaliers lui irritent le bas du ventre. Une fois en bas de l’immeuble, il attend qu’un homme sorte ou qu’un homme rentre. Il ne peut quand même pas appuyer sur un bouton, pour ça il lui faudrait des putains de doigts.

Caramel a l’air libre le cou nu et sans laisse. L’espace entre sa tête et le plafond est infini. Il sprinte pour aller se rouler dans un carré de gazon. Un carré de gazon qui peine a rester un carré de gazon. Caramel s’en balance ça reste pour lui ce qu’il imagine être un morceau de nature. Là où d’ordinaire il pisse attaché. Sur le dos il gigote dans le gazon, dans la terre, dans les mégots. Il roule vers la droite, vers la gauche, c’est sa façon se sourire. Il roule jusqu’à laisser sa trace, jusqu’à creuser la terre sous le poids de sa colonne vertébrale. Saoul de liberté, il trottine dans les rues, renifle ce qui lui chante sans que personne ne tire sur sa gorge. Des odeurs familières, des odeurs nouvelles, Caramel ne les trouve ni bonnes ni mauvaises, il se contente de les répertorier. Plus il connaît d’odeurs plus il connaît le monde. C’est le dictionnaire des chiens. Les odeurs élargissent ses pensées. 

Il avance sans jamais reculer. Ses 4 pattes coordonnées comme jamais, il avance si vite qu’on ne les distingue plus les unes des autres. Il ne sait toujours pas compter le temps mais la douleur sous ses coussinets lui indiquent qu’il erre depuis longtemps. Caramel chien d’intérieur, le bitume lui flingue les coussinets. Le parquet les lui lustrait, ils étaient brillants et roses. Après cette longue marche il y remarque des trous, il y remarque des bosses. Ils n’ont plus rien de rose ni d’aucune couleur qui porte un nom. Caramel ne sait absolument pas où il est, plus aucune odeur ne lui est familière. Le jour se lève progressivement. C’est nouveau pour lui. Il pensait que la lumière ne pouvait venir que des ampoules. Il trouve ce moment délicieusement interminable. Il s’allonge sur son flanc dans une ruelle et profite du spectacle. La caresse du soleil est plus agréable que celle donnée par la main de l’homme. Orgie olfactive, pur plaisir dans la truffe de Caramel. Il comprend soudain que ses sens et son cerveau ne font qu’un. L’espace entre sa tête et la plafond est infini. Depuis qu’il est à l’extérieur, Caramel n’a croisé aucune table, aucune chaise. 

Des paires de jambes commencent à s’agiter dans son champ de vision. A chaque paire sa propre odeur. Caramel ne les juge pas, il les répertorie. Il ne les trouve ni bonnes ni mauvaises.

Les pantoufles des autres hommes ont l’air plus solides que celles de ses maîtres. Il n’a aucune envie de se les faire, il ne les trouve ni bonnes, ni mauvaises. Il isole leurs odeurs pour mieux les répertorier. Des yeux d’hommes s’abaissent au niveau de ses yeux de chien avant de redevenir une paire de jambe en mouvement. Une main s’approche et le caresse. Les hommes se pensent tout permis se dit Caramel. Ils ne caressent que les chiens. Ils ne caressent pas les autres hommes qu’ils croisent dans la rue. Caramel ne peut pas formuler en langue d’homme qu’il préfère la caresse du soleil. Il se rappelle de son rêve, de tous ces hommes avec des avis sur les chiens. De ces avis sur ce qu’il y a derrière son regard. Il dit sans faire d’effort pour être compris : On est pas sympathiques par essence. C’est quand même sacrément gonflé de caresser les inconnus. Je pourrais te déchiqueter la main en retour. Je n’appartiens plus à personne.

Caramel néo-chien-errant reprend sa ballade. Il croise de plus en plus de paires de jambes quand son regard croise celui d’un bichon maltais évidemment tenu en laisse. Caramel pense pauvre gamin. Il hésite puis s’approche doucement pour lui renifler le fion, se laissant lui même renifler. La trajectoire du bichon dévie aussitôt, étranglé par le collier qui lui serre le cou, relié par la laisse à la main d’un homme dont Caramel ne voit que les jambes. Caramel est écoeuré. Il pense je n’appartiens plus à personne, je voudrais le partager. Il garde le contact avec le bichon par les yeux et en langue de chien authentique lui crie au loin WET EYES BURNS HEIGHTS. Le bichon a nouveau étranglé disparaît en même temps que les jambes de son maître. Caramel frustré par la brièveté de cet échange. Il ne veut plus voir de chiens étranglés. Il ne doit pas être le seul à trouver ça désagréable. Il pense ça suffit ! Le frottement du collier sur la peau et surtout cette laisse prête à étrangler à tout moment pour faire changer de direction. Caramel veut que ses pairs profitent eux aussi d’un espace infini entre le plafond et leur tête. Il doit les aider, il faut créer une meute. Il se dirige vers l’endroit où passe le plus de paires de jambes et répète sans l’intention d’arrêter : WET EYES BURNS HEIGHTS

Une paire de jambes lui déverse un seau d’eau sur la tête. 

Il continue mouillé.

On le chasse d’un manche à balai.

Il se retrouve dans une ruelle, en silence. Il reprend son souffle. Sa haine gonfle. Il se couche en laissant gonfler sa haine. Il ne déteste pas les hommes c’est la place qui lui manque. Il ne veut pas qu’on lui cache la vue avec des tables, avec des plafonds. Il veut voir les visages au dessus des genoux. Le monde doit être repensé pour les chiens, par les chiens, à hauteur de chien. Sa grogne est interrompue par une sensation brutale. Caramel sent l’espace entre le sol et son ventre.  Il n’a pas pensé à la bouffe depuis qu’il a déserté. Il se sent faiblard. Il remonte la ruelle en peinant et tombe sur un cul-de-sac. Sa truffe le guide vers un sac plastique noir dans lequel il trouve un festin d’épluchures. Le problème qui aurait pu en être un s’il y avait seulement pensé est immédiatement résolu.

Caramel pense : Les chiens d’intérieur ne pensent qu’à bouffer parce qu’ils n’ont rien d’autre à foutre. Caramel se sent libre même si il ne le nomme pas. Il le ressent et ça lui suffit amplement. La seule chose qui lui manque c’est une meute aux pattes en forme de poings de naissance avec un projet commun. Il se barre de ce cul-de-sac heureux et déterminé.

Ce que les hommes appellent l’après-midi mais qui pour Caramel n’est que du temps passé passe sans que rien de spécial ne se produise. Il croise des chiens tous étranglés pour changer de direction. Aucun cul reniflé suffisamment longtemps pour établir un projet commun. Ce temps perdu ne lui apparaît ni court ni long. Caramel n’a pas la notion du temps et son désir de meute toujours activé. Il croisera bien un chien, une chienne comme lui sans tour de cou. 

Caramel sur une place. Les paires de jambes assises en terrasse. De loin, il arrive à voir les silhouettes dans leur ensemble. Il observe couché, les 4 pattes posées à plat, prêt à intervenir. Il remarque un Yorkshire assis sur une chaise et non dessous, dînant en tête à tête avec sa maîtresse. Il n’avait jamais pensé à cette configuration. Il se demande comment cela est possible. Comment ce si petit chien a pu monter sur cette si grande chaise. Caramel ne sait pas trop quoi en penser. Il a pensé trop de choses cette journée et son crâne n’a pas l’habitude d’avoir autant de place. Il cherche une petite ruelle ou pioncer. Il se couche là où aucun chien, aucune chienne n’a jamais pissé. 

La nuit est calme et douce. Caramel se réveille à la recherche d’un sac plastique noir. Il en trouve un en très peu de temps qu’il perce de ses crocs. Il lèche des fonds de boîtes de conserve, un emballage de beurre, un fond de pot de crème fraîche, un abricot flétri, un échantillon de crème hydratante qu’il fait passer par un quignon du pain rassis. Caramel est refait, il va explorer de nouveaux territoires. 

Il borde des routes, il évite des voitures qu’il ne nomme pas comme tel. Il sait que ce sont des machines à écraser les chiens, il est programmé pour s’en écarter. Après quelques sueurs froides, il retrouve une zone plus calme et ce qui semble l’entrée d’un grand jardin. Caramel n’en revient pas de l’ampleur de ce carré de gazon. Ses 4 pattes le guident, il se met sur le dos sans réfléchir pour se balancer de gauche à droite. Il a l’air complètement fou mais c’est sa façon de sourire. Jamais il n’avait vu un carré de gazon si immense, il se redresse et ouvre grand les narines. Cet endroit pullule de chiens, pullule de chiennes. Il ne sait pas où donner de la tête tellement il a le choix. Il se concentre sur un gros molosse gris qui semble faire des allers retours entre une baballe et son maître. Caramel scrute attentivement la baballe car il sait que c’est pile là où elle atterrira que se trouvera le chien, isolé de son maître. 

Il sprinte le plus rapidement qu’il peut pour arriver à la baballe avant le molosse. La baballe est entre ses dents. Il se fait aussitôt grimper par l’immense bête qui l’enfile sans prendre la peine de s’entre-renifler les trous. Caramel est surpris mais satisfait. Pendant que le molosse s’extasie sur son arrière-train, Caramel explicite son projet. En langue de chien authentique il dit WET EYES BURNS HEIGHTS. Le molosse ne demande pas plus d’explication, il se barre en courant aux côtés de Caramel, le plus loin possible de l’homme. Au loin on entend Stupide ! Stupiiiiiiiiiiiiiiiiiiide ! 

Stupide se retourne par réflexe. Caramel se dit que le sucre et l’eau mélangé c’est quand même moins humiliant que la bêtise. Il comprend mieux la précipitation de la fugue. Les arguments étaient dans son prénom. L’homme a nommé le chien pour rire de lui. Caramel et Stupide trouvent un endroit que les yeux des hommes ne peuvent pas atteindre. Derrière un buisson, Stupide tente à nouveau de chevaucher le trou de Caramel. Cette fois ci, Caramel décline poliment, il expose son projet. 

WET EYES BURNS HEIGHTS c’est à dire :

Ni tables, Ni plafonds au dessus de ma tête.

Je ne veux plus m’asseoir en espérant une croûte. 

Je ne veux plus me rouler sur le dos pour qu’on me gratte. 

Je ne veux plus attendre qu’on me mette la laisse pour pisser. 

Je ne veux plus qu’on m’étrangle alors que je veux renifler.

Tout ce qui est trop haut disparaîtra. C’est irréversible.

Ce n’est pas pour rien si mes pattes ressemblent à des poings.

Les sacs en plastique noirs renferment des trésors. 

Stupide acquiesce sans avoir trop écouté. Il a la trique. 

Caramel repense à la citation des hommes à propos du regard des chiens. 

Il ne voit pas grand chose derrière le regard de Stupide, rien que personne ne pourrait nommer. Sans trop d’explications ils se jurent fidélité. Stupide acquiesce à tout sans vraiment comprendre. Il se frotte contre une branche pour se soulager. Caramel dit qu’à deux on est pas tout à fait une meute. Opération plus de pattes en forme de poings. Stupide dit OK.

Stupide dépasse Caramel d’une tête à peu près. C’est vraiment un gros chien. Caramel est un chien moyen. Il peut voir plus haut, presque au niveau des ventres. Caramel pense à nous deux on est parfaits. Empilés plus grand qu’un homme. Cet immense carré de gazon pullule de chiens, pullule de chiennes. Ils errent attentifs dans ce que les hommes appellent un parc. 

Une gamelle d’eau à échelle de meute. Caramel et Stupide vont s’y abreuver. Ils repèrent une chienne scotchée à une femme aux cheveux blancs. La chienne s’approche d’elle-même, personne ne la retient. Tous trois s’entre-reniflent de manière triangulaire. Il se passe quelque chose que personne ne peut nommer, ni homme ni chien. Caramel pense WET EYES BURNS HEIGHTS. La chienne comprend et acquiesce avant qu’il ne le formule. Elle dit ce n’est pas par hasard que nos pattes sont en forme de poing. La femme lève le coude et présente son poing fermé manuellement en disant à bientôt Cayenne. Cayenne se couche et se roule de gauche à droite pour sourire. Tous trois repartent dans un endroit à l’abri du regard des hommes. Caramel dit on commence à ressembler à quelque chose. 

Cayenne est militante de naissance, elle connaît quelques postures de yoga, elle maîtrise sa respiration. Cayenne dit qu’elle aime profondément sa maîtresse, qu’elle ne lui attache jamais le cou. Elles se respectent mutuellement. Bullshit pense Caramel sans le formuler. Il trouve Cayenne spéciale car elle semble fidèle à son statut d’animal de compagnie tout en étant prête à en découdre. Son amour des hommes ne nuance pas sa pugnacité de chienne. Ensemble ils disent on va tout renverser. Stupide acquiesce avec excès, toujours sans comprendre. Il reluque le boule de Caramel.

Couchés les uns à côté des autres. Chacun dans son propre style. Caramel les 4 pattes bien à plat prêtes à rebondir. Stupide, le plus près possible de Caramel, un filet de bave joignant sa gueule au bitume. Cayenne les pattes arrière détendues en arrière, les pattes avant bien droites, une sorte de posture du cobra adaptée à sa morphologie canine. Ils regardent devant eux et déplorent tout ce qui est trop haut, tout ce qui n’a pas été pensé pour eux. Ils disent les immeubles c’est de la provocation. Caramel montre son ventre irrité par les escaliers. Cayenne dit les hommes entretiennent mal les sols, ils rasent les pelouses comme ils se rasent les poils. Le macadam trop lisse nous brûle les coussinets. Le parterre n’est pas satisfaisant d’un point de vue sensoriel. Impossible de se gratter le dos tout seul sur un sol glissant. On a besoin d’irrégularités.

Caramel, Stupide et Cayenne chiens errants. Ils reniflent ce qui fait tâche sur le sol lisse. Des morceaux de plastique, des tubes métalliques, une colonie de mégots, des restes olfactifs de pisse de chiens, de pisse de chiennes, de pisse d’humains, de pisse d’humaines. Ils reniflent simultanément et se partagent chaque chose reniflée religieusement. L’esquisse de meute se soude autour de ce répertoire commun. Je respire, je relève, je t’appelle, tu respires la même chose à nouveau respirée. En langue de chien authentique Cayenne dit jackpot, quelques restes d’agneau au chaud dans cette boîte en polystyrène. Elle partage parce que c’est important. Stupide goûte au polystyrène qui reste accroché à son palais. Il garde la gueule ouverte et continue à renifler. Caramel dit téma de la pisse de Saint-Bernard c’est pas courant. Premier rituel, première culture commune. A respirer les mêmes chose on partage une même vision du monde. On avance dans notre projet commun. Toutes ces flaques de pisse répertoriées les font fantasmer sur la richesse sublime et palpable de la meute en devenir. Saint-Bernard, Beagle, Teckel, Bouledogue français, Doberman, Chow-Chow, Dalmatien, Pinsher nain, Jack Russell, Lévrier, Shiba, Chihuaha, Labrador, Berger allemand, Caniche, Border Collie, Barbu Tchèque, Shar-Pei, Komondor, Griffon Belge, Cocker américain, Corgi, Whippet, Shih Tzu, Setter Irlandais, Lhassa Apso, Husky sibérien, Épagneul nain, Dogue argentin. La reniflade se transforme en enquête. Tous ont pissés ici. Ils sont pas loin. Leurs 4 pattes naturellement en forme de poings. 

Comment s’y prendre pour que ceux qui sont attachés rejoignent la meute ? 

Ils cogitent. Caramel plisse les yeux et pousse dans sa tête. Cayenne se décontracte pour n’être plus qu’une flaque de pensée. Elle oublie le poids de son corps. 

Stupide les regarde sans savoir quoi en penser.

L’homme peut tenir des choses dans ses mains. Le chien a toujours le poing serré.

L’homme nous surplombe, certains plus que d’autres. 

La comparaison est vaine sauf 

le croc qui l’emporte sur la dent. 

C’est notre seule arme dit Caramel, ce sur quoi on peut compter.

Cayenne dit il nous faut une ligne de conduite. 

La révolution sera non violente. Personne ne mordra ma maîtresse. 

Un comportement éthique s’adapte aux situations.

On peut mordre les liens qui retiennent les chiens. 

Ne jamais enfoncer ses dents dans la chair d’un homme.

Elle insiste pour qu’ils répètent : Ne jamais enfoncer ses dents dans la chair d’un homme.

Il superposent leurs trois pattes. Plongent leurs truffes dans leurs trous pour fêter ça. 

Au fond de leurs entrailles, par télépathie résonne WET EYES BURNS HEIGHTS.

Stupide profite de ce moment d’excitation pour chevaucher Caramel. 

À suivre

 

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