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-- Téléchargez El Cabanyal, dix ans déjà en PDF --


Cela fait aujourd’hui dix ans, jour pour jour, que j’ai découvert El Cabanyal. J’étais venue à Valence passer quelques jours de vacances à l’invitation d’un personnage de mon film précédent, Valencien d’origine. J’ai arpenté en promeneuse les rues colorées de ce quartier de bord de mer puis, au moment de prendre le bus du retour, je me suis assise sur un banc et contre toute attente je me suis mise à pleurer. L’idée de ne plus jamais revoir ces lieux était devenue, en quelques heures à peine, insoutenable.

 

 

Je rêve souvent de villes : villes du Sud lumineuses aux maisons vastes et abordables, villes que l’on peut rejoindre à pied par des chemins détournés, villes de bord de mer sous des cieux tourmentés… El Cabanyal avait précisément la couleur de mes rêves.

Je me suis donc arrangée pour revenir. Au début, je m’y suis installée pour quelques mois. Il n’était pas encore question de film, juste d’essayer de comprendre pourquoi ce lieu me touchait autant. De l’écouter résonner en moi. Ses petites maisons aux façades de couleurs vives. Ses enfants qui jouaient sur la chaussée. Ses rues étroites qui débouchaient soudain sur de grands terrains vagues avec la mer en perspective. Son mélange de vitalité, de vétusté et de beauté. Cette impression de temps suspendu qui s’en dégageait, comme si cet espace avait échappé au rouleau compresseur de la modernité.

 

 

Petit à petit, j’ai découvert que ce quartier se trouvait au centre d’un vaste conflit opposant ses habitants à la mairie de Valence qui souhaitait le raser en partie. Un conflit qui durait depuis près de vingt ans et avait laissé une empreinte profonde, parfois irrémédiable, dans son tissu urbain et social. En même temps, j’ai compris que c’était justement cette menace et le refus des habitants de s’y soumettre qui avaient suspendu le temps au Cabanyal et lui avaient permis en un sens de conserver son authenticité. Pendant que la plupart des villes du monde occidental connaissaient un mouvement d’uniformisation à marche forcée, El Cabanyal avait maintenu, voire ouvert, l’espace des possibles.

 

 

Dans mon travail de cinéaste et de plasticienne sonore, ce sont souvent des lieux qui suscitent mon désir de création, lieux qui incarnent et donnent à voir des problématiques essentielles de notre monde actuel dans un espace circonscrit. Ils deviennent ainsi en quelque sorte des laboratoires où l’on peut observer le futur en train de s’inventer. El Cabanyal était donc un de ces lieux-là. Dans ce quartier à l’avenir incertain se jouaient en condensé quelques-unes des grandes questions – survivance ou disparition des cultures populaires et du lien social, identité, mémoire, métissage… – qui taraudent notre époque et que je m’attache à creuser dans mon travail. L’enjeu du conflit dépassait largement les frontières de ce quartier pour interroger notre manière de fabriquer de l’avenir commun en ce début de XXIe siècle. Très spécifique au Cabanyal en revanche était la façon dont cette interrogation s’incarnait ici directement dans l’architecture et l’urbanisme, de manière éminemment visuelle. Et la combinaison de cette dimension universelle avec un ancrage si sensible, voilà ce qui en faisait pour moi un objet de cinéma.

 

 

J’ai fini par passer une bonne partie de ces dix dernières années au Cabanyal et j’y ai fait un film, Cabanyal année zéro. Un film au long cours en prenant le temps, patiemment, de rencontrer les gens et de comprendre les lieux. J’ai eu la chance d’être là au moment où, de manière inespérée, la lutte a permis de faire basculer la municipalité et d’écarter définitivement tout projet de destruction. J’ai pu filmer l’enthousiasme qui suit la victoire, et aussi l’amer paradoxe qui veut que celle-ci a ouvert peu à peu la voie à une gentrification brutale. Aujourd’hui El Cabanyal est sauvé… mais à quel prix…

Paris, 14 février 2022

 

La série de photos El Cabanyal, Work In Progress a été réalisée en 2014 lors d’une résidence à la Casa de Velázquez. Merci à Pablo Guidali pour son aide précieuse.

Ci-dessous, la bande annonce du film:

 

 

“Cabanyal année zéro” teaser from entre2prises on Vimeo.

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