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La condamnation

Une semaine de plus de confinement, finalement le temps passe vite, et il y a plein de choses à faire chez soi. Comme par exemple le repassage, le ménage et plier ses vêtements en quatre pour éviter d’avoir des armoires brouillons, et puis faire le tri. Il n’y a que les journaux que j’ai du mal à jeter. Tous ces articles non-lus me donnent mauvaise conscience. Je me dis que si je lisais un peu plus, le monde serait différent, ce qui est probablement faux.

Dernièrement je repensais aux archives, et souvent au manque d’archives. Quand la mémoire a été brisée à un moment donné, quand on ne sait même pas quand cette brisure a eu lieu, que le passé a été effacé en pointillé; et parfois au milieu de tout ça: des documents très clairs, très factuels; sans nuances ni ambiguïtés aucunes.

Aujourd’hui c’est le 17 avril 2020. Ce qui est particulier avec les dates, c’est qu’elles sont tellement précises qu’on peut les commémorer, même si l’on se souvient de peu, de rien, même si ce n’est qu’une trace invisible. Il y a les dates que l’on commémore et célèbre collectivement, et celles dont on se souvient pour des raisons personnelles, comme par exemple la condamnation à mort de mon père du 17 avril 1959, pour « Association de malfaiteurs » (résistance à l’empire colonial) et « Tentative d’assassinat » (résistance à l’empire colonial).

Quand j’ai rencontré Pia, c’était seulement il y a trois ans, même s’il me semblait que ça faisait beaucoup plus longtemps; elle me dit qu’elle veut vraiment travailler avec moi et connaître mieux l’histoire coloniale française, je lui réponds: moi aussi.

Quelques mois après la mort de mon père, je rencontre un homme d’une quarantaine ou cinquantaine d’années, et décide qu’il sera mon meilleur ami dès notre première rencontre. Un jour je l’appelle pour prendre un café, il dit qu’il n’a pas vraiment le temps mais qu’on peut quand même se voir après sa séance de sport à « Café Provence ». On s’assoit en terrasse, le café est médiocre mais on insiste pour le siroter lentement. Sans raison particulière, je lui raconte les derniers moments de mon père, comment ma belle-mère essayait de se débarrasser de lui en le laissant mourir dans son lit sans appeler une ambulance ou en donnant des doubles doses de médicaments. Mon nouveau meilleur ami semble perplexe, il ne me répond pas et me regarde de travers avec ses yeux perçants. Je n’étais pas encore habituée à la couleur de ses yeux (entre le bleu azur et le bleu céleste), je baisse la tête par réflexe. Ce n’était pas vraiment le sujet de conversation le plus approprié pour un samedi après-midi ensoleillé en terrasse dans la rue la plus fréquentée d’Oslo. Il finit par me dire qu’il doit rentrer chez lui pour terminer des dossiers importants. Je regarde ma montre, le rendez-vous aura duré moins de 25min, comme chez le docteur.

Un an auparavant, le 10 septembre 2016, je rentre dans sa chambre d’hôpital. Je mets de la musique, un disque de Cheikha Rimitti. Il me serre la main. Une chanson, deux chansons, et un grand soupir. J’éteins la musique, déconcertée. Il y a des mélodies qui ne passent pas. J’appelle l’infirmière, qui me confirme en chuchotant: Il vous attendait pour partir.
Mon corps tout entier bascule en arrière, elle me rattrape en glissant rapidement un siège derrière moi. Je me dis que j’ai du mal comprendre. Je lui remonte la couverture jusqu’aux épaules car je vois bien que son corps refroidit, il ne faudrait pas qu’il attrape froid. Il y a encore de la chaleur sous ses bras pendant quelques minutes.

L’enterrement a duré longtemps, il y avait foule dans tout Tlemcen, le cortège massif et majestueux se déplace lentement de la mosquée Almoravide au cimetière, les voitures s’arrétent pour laisser passer le cortège, les conducteurs sortent de leur voiture, la main sur le coeur comme pour rendre hommage. J’attends au cimetière et regarde de loin ces centaines d’hommes, certains avec un visage familier, la plupart anonymes. Je suis la seule femme, et on me regarde avec curiosité, personne ne sait qui je suis.

Après la cérémonie, un membre du FLN me conduit à travers Tlemcen pour me montrer les sites qui pourraient porter le nom de mon père. Il me dit en plaisantant: « Peut-être la prison? Je ne me souviens plus combien de fois il s’est évadé, ça pourrait donner de l’espoir aux prisonniers. »
C’est vrai qu’il était connu dans la région pour avoir échappé à la peine capitale. Combien auront eu cette chance? Plus de 1500 condamnations à mort entre 1954 et 1962. Je regarde sur internet la liste des condamnés. Ironiquement, c’est bien sous Mitterand (qui abolit la peine de mort en 1981) que la guillotine s’emballe. Très peu seront graciés. Je relis plusieurs fois l’heure des exécutions: 4h00, 4h07, 2 en 7 minutes. 3h25, 3h25, 3h27, 3h28. 4 en 4 minutes. Ils s’appelaient Ahmed, Abdelkader, Hamida, Mohamed, Boualem et Saïd. Soudeur, maçon, paysan ou marchand de légumes, et symboliseront une guerre absolue et brutale.

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